Couper les ailes du désir

Photo : Matthew Smith (Unsplash.com).

Dans un texte précédent, il a été question de certains blocages qui ne favorisent pas une circulation fluide des idées dans notre milieu; surtout celles qui diffèrent de l’opinion générale, alors qu’elles sont là pour enrichir le terreau dans lequel nous vivons. Pour l’essentiel, on y faisait valoir que l’approche consensuelle, pourtant nécessaire au bon fonctionnement de toute communauté, peut devenir un réel empêchement à l’émergence d’idées innovantes qui, par définition, dérangent les habitudes convenues.

Cette fois, mon propos porte sur un deuxième aspect de blocage qui n’est toutefois pas sans rapport avec le premier évoqué comme étant un effet pervers de l’autocensure. Il s’agit en fait de la démission des porteurs de cette parole libre et créatrice et pire, l’abandon de leurs projets devant la porte close de l’ordre établi. En effet, faute de pouvoir être vraiment entendues_ donc reconnues_ les voix divergentes finissent par se taire en se sabordant elles-mêmes. Il est pourtant connu que le refoulement est contre-productif, surtout en matière de démocratie et de dynamique sociale où l’ouverture à l’autre et aux autres est un des principes fondateurs. Du coup, la communauté est privée d’apports qui pourraient éventuellement lui être bénéfiques.

Ici et là, on rencontre sur le territoire des personnes ayant plein d’idées mais qui n’entendent plus les réaliser parce qu’ils ont baissé les bras face au peu d’intérêt rencontré. Souvent l’élite locale, en quête de « petit » pouvoir, cherche malgré elle à étouffer ces idées nouvelles puisqu’elles ne viennent pas d’elle et risquent, du coup, de faire ombrage à leur panache, la plupart du temps acquis à l’arraché. Cela étant dit, c’est le triste pas qui rythme la marche de l’humanité depuis toujours. Par contre, une autre forme de démission, encore plus dommageable pour le milieu celle-là, est le départ définitif de la région de ces forces vives tout en potentialité. Comme de fait, certains en viennent à quitter la région après avoir constaté qu’en définitive il n’y a pas de place pour des gens qui souhaitent apporter du changement dans leur milieu de vie. Ces personnes partent parce qu’elles vont voir ailleurs si elles n’y trouveraient pas un horizon plus favorable à leur propre épanouissement et c’est très dommage pour nous. Cet état de fait mériterait évidemment d’être mieux documenté pour saisir la réelle ampleur du phénomène démissionnaire qui s’avère être une perte sèche pour notre région.

Plate-forme suprarégionale

Cependant, je n’oserais pas ici émettre en forme d’hypothèse une explication de cette situation malheureuse qui s’inscrit plus globalement dans un mouvement d’exode particulièrement complexe et récurrent depuis longtemps dans la mouvance des régions, surtout celle de la Côte-du-Sud. Mais je me risquerais tout de même à faire une remarque qui relève d’une observation maintes fois rencontrée. Au-delà de l’âge avancé de la population en général, il y a bien sûr les habitudes, la routine, le connu, le convenu qui dictent au quotidien le quoi et le comment faire. Ce qui, jusque-là, est parfaitement normal. Par contre, ce qui l’est moins, c’est que, dans ce contexte, peu de place est faite à l’innovation, à l’expérimentation, à l’essai-et-erreur alors qu’on doit reconnaître qu’ils permettent à tout groupe d’avancer, d’évoluer, de se développer et de grandir.

À mon sens, cette situation est un blocage en soi, c’est-à-dire que le milieu n’offre pas d’espace – ni physique, ni mental – où l’expression de la créativité et de la liberté trouverait un terrain de jeu qui puisse éventuellement agir comme un laboratoire d’où éclot toute invention. Pourtant, le milieu est aux prises avec d’énormes défis à relever auxquels il doit faire face à tous les jours. Tout particulièrement, les secteurs économique et culturel sont pressés par une urgence de créer, d’entreprendre, d’offrir toujours du nouveau. Pour ce faire, ils ont besoin d’outils pour qu’ils puissent saisir au bond les opportunités susceptibles de se présenter qu’une seule fois.

C’est pour cette raison qu’il nous paraît impérieux de mettre en place une instance suprarégionale qui pourrait, à cet effet, permettre aux gens d’affaires et aux artistes de se rencontrer sur une base régulière. En parallèle, cette sorte de «chambre de l’entreprenariat créatif et collaboratif» pourrait agir comme une vigie pour repérer et accueillir les idées les plus audacieuses, les plus folles, desquelles surgiront des projets structurants pour la région. Il est plus que nécessaire de contrer l’asphyxie des idées nouvelles qui menace à terme de plomber les plus beaux espoirs, les projets les plus emballants dont on ne saurait se priver. C’est une question de temps que, collectivement, on n’a pas le luxe de perdre. Agissons avant qu’il ne soit trop tard.

Philippe Dubé, Rivière-Ouelle