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Monsieur le ministre Gaétan Barrette

Depuis que vous êtes arrivé en poste, vous avez pris plusieurs décisions pour modifier le réseau de la santé. Malgré vos belles paroles, je suis d’avis que ces décisions vont déstabiliser le réseau plus que de l’améliorer.   D’abord il y a eu la loi 10. Alors que vous promettiez de simplifier la structure de gouvernance du réseau et d’abolir les Agences de santé, vous avez dans les faits aboli les instances locales et créer des super-agences. Vous avez aboli la structure actuelle, alors que la structure à venir n’est pas encore définie, ce qui entraînera inévitablement une période de confusion pour les 12 à 24 mois à venir pendant laquelle des décisions importantes qui devaient être prises ne pourront l’être. Les gestionnaires marchent sur des œufs. La colère gronde.

Avec le regroupement des anciens CSSS et le regroupement des affiliations syndicales à venir, la pénurie chronique d’infirmières et le départ prématuré à la retraite de certaines en raison des nouvelles règles pour la retraite, on peut dire que le moral des infirmières est à son plus bas niveau depuis longtemps.

Vous avez également coupé les pharmaciens d’hôpitaux. Ces pharmaciens effectuent un boulot indispensable au bon fonctionnement des établissements pour un salaire moyen moins élevé que les pharmaciens d’officine. Et ce, même si cela implique des études plus longues. La pénurie ne pourra que s’aggraver. Il semble que vous avez récemment corrigé le tir, mais le mal est fait. La confiance n’y est plus.

Finalement, vous vous attaquez aux médecins de famille avec le projet de loi 20. Les règles les plus élémentaires en gestion stipulent que pour réussir une réforme importante au sein d’une organisation, les acteurs principaux doivent y adhérer et même se l’approprier.   En quelques mois seulement vous avez plutôt réussi à vous mettre  tout le monde à dos. Ce qui n’augure rien de bon pour le succès de votre réforme.

Revenons-en au projet de loi 20. Au nom de l’accessibilité aux soins de première ligne, vous voulez changer considérablement la façon de travailler des médecins de famille. Or ce problème d’accessibilité, bien que réel dans certaines régions urbaines, n’est pas généralisé. Certaines régions font mieux que d’autres. Chez nous au Kamouraska, près de 80 % des gens ont un médecin de famille et l’attente moyenne à l’urgence, même pour les cas les moins urgents, est de moins de 2 heures. Qu’à cela ne tienne, vous appliquez la même médecine de cheval à tous.

Lors de l’étude du projet de loi en commission parlementaire, à peu près tout le monde s’est dit contre le projet de loi tel que proposé. Jamais n’a-t-on vu une opposition aussi unanime. La fédération des médecins spécialistes, la fédération des médecins omnipraticiens, la fédération des médecins résidents, le collège des médecins du Québec, le collège des médecins de famille du Canada, l’association médicale du Québec, l’association des CMDP du Québec, l’association des étudiants en médecine du Québec, les facultés de médecine,  l’association de la protection des malades… et j’en passe ! Tous vous ont fait part de leurs inquiétudes face à ce projet de loi.   Mais non, ils doivent tous avoir tort, et bien sûr, VOUS seul, monsieur le ministre avez raison !

Le projet de loi 20 est une attaque en règle à l’autonomie professionnelle.   L’autonomie professionnelle n’est pas un petit caprice de docteurs. Lorsqu’un patient consulte son médecin, il veut que celui-ci prenne les meilleures décisions pour sa situation. Il ne veut pas que la conduite médicale soit assujettie à des règles administratives,  à  des budgets d’établissements, à des cibles de rendement, ou encore à de projets politiques douteux. L’autonomie professionnelle est fondamentale, et vous venez d’en faire l’éloquente démonstration en vous ingérant de la sorte dans la pratique médicale.

Le projet de loi amène également une classification de la clientèle et imposera aux médecins de famille une certaine cadence. La FMOQ l’a répété à maintes reprises, on ne peut traiter les patients comme des numéros. On ne peut décider à l’avance combien vaut chaque patient.   Comme l’a si bien dit Olivier Fortin, étudiant en médecine : «   Nos patients ne valent pas 0.8 , 1, 2, 12 ,ou 25. Ils valent tout le temps dont ils auront besoin ». L’imposition de quotas entrainera une dérive vers une médecine quantitative plutôt que qualitative. Ceci entrainera une multiplication des courtes visites et coutera donc au final plus cher à l’état.

Les systèmes de quotas, de pondération du calcul d’assiduité de la clientèle sont si compliqués, que même nous, qui travaillons dans le milieu médical depuis des années, avons de la misère à nous y retrouver. La mise en pratique de ces belles théories sera si complexe qu’elle nécessitera une armée de gentils fonctionnaires. Pas besoin d’être devin pour prévoir une explosion des coûts administratifs reliés à la rémunération des médecins et aux enquêtes et griefs qui s’en suivront.   

De plus, par l’imposition de quotas, vous tournez volontairement le dos à tous les médecins qui, comme moi, sont prêts à travailler pour le réseau, mais pas à temps plein en raison d’obligations extérieures. À partir de maintenant, tous les médecins de familles devront travailler « à fond la caisse » peu importe leur situation, du début jusqu’à la fin de leur pratique sous peine de pénalités significatives. Par le fait même vous allez pousser vers la porte tous les médecins qui veulent ou qui ont besoin de ralentir un peu : Les médecins en fin de carrière, les médecins parents de  famille nombreuse ou ayant des besoins particuliers et les médecins qui s’implique autrement dans leur communauté.   On repassera pour l’équilibre travail-famille !  Dans la vie, personne n’accepte d’être payé deux jours pour en travailler trois.

En seulement quelques mois, vous avez sapé tous les efforts faits depuis les dernières années pour revaloriser la médecine familiale. Comment faire pour attirer les étudiants en médecine vers la médecine familiale en les traitant de paresseux et en leur imposant des règles strictes et ridicules de pratique.  Aucun autre endroit en Amérique du Nord n’impose des conditions si contraignantes aux professionnels de la santé. Le projet de loi 20 tel que présenté entrainera à terme une diminution du taux de diplomation des médecins de famille et diminuera l’accessibilité aux soins de santé.

En ce qui me concerne, j’ai passé plus de 10 ans à travailler « à fond la caisse » à l’urgence et en hospitalisation à mon petit hôpital de région. Jour et nuit, une fin de semaine sur deux, à Noël ou au Jour de l’An, pratiquement six jours sur sept. Après 10 ans de ce régime, pour ma santé personnelle, celle de mon couple et de ma famille, j’ai décidé de ralentir un peu. J’ai diversifié ma pratique. Cela devait me permettre de continuer à servir ma communauté pour encore au moins quinze bonnes années. C’était avant le projet de loi 20. Même si je travaille toujours de nuit et de soir, une fin de semaine sur deux, je ne travaille en établissement que l’équivalent de 3 ou 4 jours par semaine. Je suis donc improductif à vos yeux et je vais donc devoir encaisser une pénalité de 30 % si je ne reprends pas la cadence des dix dernières années.

Or il est hors de question que je reprenne ce rythme de travail. Il me reste donc le choix entre encaisser les pénalités proposées ou simplement tirer ma révérence. Le choix est difficile puisque  même si l’horaire est difficile et stressant, j’adore mon travail.   J’adore les gens avec qui je travaille. Les médecins, pharmaciennes, infirmières, préposés et agentes administratives sont tous dévoués et compétents. J’adore également la clientèle.   J’ai encore l’impression d’être utile à ma communauté même si je ne travaille plus que trois ou quatre jours par semaine dans le réseau de la santé.

D’un autre côté, je ne peux cautionner un projet de loi qui affectera aussi négativement la pratique médicale. Les objectifs sont certes louables, mais les moyens proposés seront dévastateurs. Tous vous l’ont dit en commission parlementaire, mais vous ne faites qu’à votre tête.

Dans la version originale de cette lettre, c’est ici que je vous remettais ma démission. Je devais normalement envoyer cette lettre au conseil d’administration de mon établissement, mais ça aussi, monsieur le ministre, vous l’avez aboli !  Vous vous êtes octroyé tous les pouvoirs, il était donc normal que je vous l’adresse donc.

Je garde espoir que quelqu’un quelque part, réussira à vous faire entendre raison.   Je ne m’étendrai pas sur les solutions alternatives possibles. Vous les connaissez déjà.   Depuis des semaines,   on vous les répète en commission parlementaire. Vous ne voulez juste pas les entendre. Peut-être parce qu’elles ne viennent pas de vous?

Pendant ce temps je vais poursuivre ma réflexion. Le choix est déchirant. Boycotter un projet de loi dévastateur et arrêter de faire ce que j’aime, ou plier l’échine et encaisser, en sachant pertinemment les conséquences néfastes de votre réforme pour le système de santé québécois.

Dr Christian Roux
Médecin
Président du conseil des médecins, dentistes et pharmaciens du CSSS de Kamouraska