C’est mardi, en avant-midi. Noël approche, et on pourrait croire que c’est la raison qui explique toute cette activité débordante dans la cuisine de l’organisme Soupe au bouton à Saint-Jean-Port-Joli. Il n’en est rien. Chaque semaine, des bénévoles et des employés s’y mélangent afin d’aider les plus vulnérables, mais aussi pour se rassembler et briser l’isolement.
Elisabeth Cardin a réquisitionné une petite partie du comptoir de la cuisine de Soupe au bouton. Elle a devant elle un gigantesque cul de poule dans lequel s’accumulent des oignons tranchés, et un autre plat tout aussi gros dans lequel elle entasse les retailles issues de la découpe.
« Je vais cuisiner une soupe à l’oignon. Caroline [Caron] m’a aussi suggéré d’utiliser un restant de porc mariné que je vais effilocher. Je vais ajouter un peu de vin blanc, et des herbes salées qui ont été cuisinées par les bénévoles », dit-elle.
Clément Bernier surgit et interrompt Elisabeth : « T’as vu la queue-de-rat? Je dois aiguiser mon couteau. » « Non, désolée », répond Elisabeth. Retraité, Clément Bernier est tout sauf inactif. En fait, il confirme la règle que les retraités sont, la plupart du temps, plutôt débordés. Entre deux voyages, il a fait escale à Soupe au bouton ce matin-là. En pleine opération paniers de Noël, l’organisme souhaite les bonifier de pâtés à la viande. La recette de cette année sera celle de Clément. Il s’attelle à sa tâche dans une annexe de la cuisine de l’ancien Resto St-Jean de Saint-Jean-Port-Joli, là où Soupe au bouton a pignon sur rue depuis un an.
Martine, Daniel et Caroline
À quelques pas de Clément, Martine Émond s’occupe de l’aide alimentaire d’urgence. Son bureau est en fait un comptoir de cuisine qui fait le pont entre l’entrepôt de denrées et les étalages de produits servant au dépannage alimentaire.
Fruits et légumes, denrées non périssables, produits laitiers, produits d’hygiène, ou encore mets préparés par Clément ou d’autres bénévoles garnissent les tablettes, les réfrigérateurs et les congélateurs.
« Quand les gens débarquent, je fais le tour avec eux et je leur fais des suggestions. Un dépannage d’urgence va comprendre pour un peu plus de 100 $ de produits, en moyenne », explique-t-elle.
Première employée de l’histoire de Soupe au bouton, Martine a vu les besoins exploser ces dernières années. En un an, l’organisme a vu ses demandes augmenter de 30 %. Depuis la pandémie, de 70 %.
Bon pour une semaine, un dépannage alimentaire ne peut être répété plus d’une fois par mois. Certains auraient besoin de plus, mais c’est déjà mieux qu’aux débuts de l’organisme, quand une même personne ne pouvait être aidée qu’une fois tous les trois mois, environ, selon Daniel Darveau, directeur général de Soupe au bouton.
Pour Martine, qui a elle-même bénéficié de l’aide alimentaire d’urgence par le passé, les gens qui franchissent la porte de l’organisme viennent chercher davantage que des denrées.
« Ce qui leur manque, souvent, c’est la socialisation. Prendre le temps de parler avec eux, les écouter. Comme je suis passée par là, je crois que je suis en mesure de bien comprendre ce qu’ils vivent, de les aider. »
Soupe au bouton est du nombre des organismes accrédités par Moisson Kamouraska. Une bonne portion de denrées que l’organisme redistribue sur le territoire de la MRC de L’Islet arrivent de La Pocatière, mais aussi des supermarchés de la région. Parfois, de belles surprises se glissent parmi les dons, comme des boîtes de chocolat que Martine et sa collègue Caroline viennent tout juste de recevoir, et qu’elles s’apprêtent à stocker dans l’entrepôt. Noël aura finalement quelque chose de sucré et de réconfortant pour certains.
Isabelle et Francine
À côté d’Elisabeth, Isabelle Cloutier et Francine Duval travaillent à la chaîne. Les deux dames mettent la main à la pâte pour préparer les boulettes du ragoût qui sera servi aux membres de l’Entraide Pascal-Taché et leurs marraines.
Deux groupes d’une dizaine de parrains et de filleuls alternent ainsi toutes les deux semaines dans la cuisine de Soupe au bouton pour cuisiner ce repas qui comprend soupe, repas principal et dessert. Et lorsqu’il y a des restants, les membres de l’Entraide Pascal-Taché repartent avec une portion à la maison.
Francine et Isabelle sont liées par ce programme de parrainage depuis six ans. Trente années les séparent, mais également un quotidien fort différent, Isabelle ayant des limitations intellectuelles.
La nourriture, dans tout ce qu’elle a de plus rassembleur, les unit. D’abord le mardi, à Soupe au bouton, mais aussi à l’extérieur des murs de l’organisme.
« Francine me gâte. Elle m’apporte de la mousse aux crevettes, du pain, de la soupe aux pois. J’adore aussi tout ce qu’elle fait avec du Nutella », raconte Isabelle.
Également présidente de la Coopérative d’habitation l’Accueil de Saint-Jean-Port-Joli, qui est propriétaire de la résidence pour aînés L’Oasis, Francine voit ses implications comme étant très complémentaires et enrichissantes.
Aux côtés d’Isabelle, elle savoure chaque minute de ce qu’elles partagent, quelque chose qui va bien au-delà de la bouffe. « Le partage de la vie, du vécu, il faut apprendre à mettre l’emphase sur le sens de la rencontre. À écouter les autres, on apprend beaucoup », confie-t-elle.
Elisabeth
Les oignons s’accumulent et forment bientôt une pyramide. Les yeux d’Elisabeth, eux, demeurent bien secs. Il faut dire que la bénévole traîne avec elle un bagage de huit années passées en restauration. De 2014 à 2022, elle était copropriétaire, avec Simon Cantin, du restaurant Manitoba à Montréal. « Je n’étais pas en cuisine », s’empresse-t-elle à préciser.
N’empêche que c’est à Soupe au bouton qu’elle exprime en partie sa passion de l’alimentation sur une base dite « régulière ». Formée en horticulture au Jardin botanique de Montréal il y a une vingtaine d’années, Elisabeth Cardin est devenue une forme d’ambassadrice des plantes sauvages comestibles et de la cuisine du terroir québécois par la notoriété acquise au sein du restaurant Manitoba, et par la publication, entre autres, du livre L’érable et la perdrix, l’histoire culinaire du Québec à travers ses aliments, lauréat Or des Saveurs du Canada parmi les livres culinaires francophones, qu’elle a coécrit avec Michel Lambert.
À la recherche de tranquillité, elle s’est installée à Saint-Jean-Port-Joli il y a plus d’un an. Son implication à Soupe au bouton a débuté peu de temps après, par le biais du même programme de parrainage que celui d’Isabelle et Francine. Depuis, elle prépare en plus la soupe communautaire, servie le lendemain moyennant une contribution volontaire.
Les produits ne sont pas les mêmes qu’au Manitoba, la clientèle est aussi très différente. Et pourtant, sans renier son passé dans la restauration dite plus « huppée », Elisabeth Cardin a l’impression de connecter davantage avec qui elle est réellement à Soupe au bouton : une communauté au sens large, où toutes les classes sociales se mélangent.
Ce contact avec une autre réalité la nourrit, au point qu’elle s’imagine même développer des ateliers de cuisine sans recettes pour aider les gens à apprivoiser le « touski » dans leur réfrigérateur, une approche qui la guide chaque semaine dans la préparation de la soupe.
« On dit que c’est une soupe communautaire, car l’objectif est de briser l’isolement. En m’impliquant à Soupe au bouton, c’est un peu ce qui m’est arrivé : j’ai brisé mon isolement en facilitant mon intégration auprès de gens qu’autrement je n’aurais probablement jamais rencontrés, ou fréquentés, dans ma vie. Je m’en réjouis », conclut-elle.