Je crie au complot. Oui, mesdames et messieurs. Mon espèce est en voie d’extinction. Les rédacteurs et journalistes sont classés en haut du classement des métiers qui seront remplacés par l’intelligence artificielle (IA). Et c’est l’IA elle-même qui me l’a dit. Elle n’a pas ajouté « gna gna », mais c’est tout juste. Et pas seulement à l’écrit, à la télévision aussi. C’est dire que bientôt, vous lirez des nouvelles et regarderez des bulletins télé produits, réalisés et présentés par des journalistes et des présentateurs… qui n’existent pas.
Remarquez, il y a longtemps que nous vivons en parfaite harmonie avec des gens qui n’existent pas. La Sœur volante ne volait pas vraiment, et Gilligan n’a jamais été perdu sur une île déserte avec le capitaine, le millionnaire, son épouse, la jolie star et leurs amis. Chez nous, que dire de Roland Hi! Ha! Tremblay et de la pauvre Donalda. La légende dit que la comédienne Andrée Champagne recevait de la nourriture de gens qui la prenaient en pitié. Il faudra désormais toujours se méfier de ce qu’on lit, voit et entend, et trouver une manière de faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas.
Même s’il est inquiétant, le progrès est nécessaire, et on s’adapte. Les chevaux ont survécu à la révolution de l’automobile, la radio à la télévision, le cinéma au VHS, et « Video did not kill the radio stars ». Mais attention, maintenant il y a Channel 1, une station de télévision qui fonctionne entièrement avec l’intelligence artificielle.
Je vous explique. Pour faire fonctionner une station de télévision, des centaines d’employés sont nécessaires : journalistes, caméramans, recherchistes, réalisateurs, monteurs, présentateurs. Channel 1 fonctionnera sans rien de cela. L’IA fera tout, toute seule. Les présentateurs et les reporters ressemblent à des humains — comme les reptiles de la vieille série V, finalement —, mais ils n’existent que dans le monde numérique. Inquiétant, mais en même temps fascinant. D’un clic, le présentateur peut parler dans une trentaine de langues. Ce n’est pas le français qui est en danger, c’est notre joual. L’IA n’y a pas encore pensé. Crions ensemble : « J’ai l’doua »!
L’IA de Channel 1 puisera son contenu à même les agences de presse, décidera de l’ordre des nouvelles, montera le bulletin, et mettra en ondes toute seule. Le reporter de Radio-Canada était estomaqué de voir son clone numérique s’exprimer en russe, avec une synchronisation labiale parfaite. Idéal pour une drag queen qui veut améliorer son lipsync. « Le problème, disait le reporter, c’est que l’ordinateur peut me faire dire n’importe quoi. » Oui. Vous direz que certains politiciens le font déjà avec une intelligence qui semble déjà artificielle, mais c’est une autre histoire.
Toujours est-il que le bébé est déjà né, et tellement rapidement qu’on ne l’a pas vu venir, même s’il s’insère dans notre quotidien d’adeptes de La Poule aux œufs d’or petit à petit depuis des années. La Ligue majeure de soccer, la principale ligue professionnelle de football en Amérique du Nord, a récemment présenté un match en direct commenté par l’IA en quatre langues simultanées. Tout le monde n’y a vu que du feu. Exit aussi les présentateurs sportifs.
Est-ce qu’on est prêt? Non, éthiquement et légalement. Channel 1 prévoit tout de même commencer à présenter du contenu dès cet été. Allez voir au https://www.channel1.ai/.
Le défi du futur sera de démêler le vrai du faux. Et ce sera difficile. C’est comme ce personnage créé par Michel Barrette dans les années 80, un petit pas fin édenté que tout le monde connaît et dont on scande le nom en criant joyeusement « Roland Hi! Ha! Tremblay ». Comme la Sœur volante et Gilligan, il existe, mais pas vraiment. Je soupçonne qu’en fait, c’est lui qui est à la base du complot, et que son vrai nom est Roland « IA » Tremblay. C’est qui la dinde? Oui, je l’aurai sur l’estomac longtemps.