Derrière la ligne de feu

Christian Gagnon au centre de coordination réaménagé à la salle du Tricentenaire de Rivière-Ouelle. Photo : Maxime Paradis.

Lundi 22 juin, 9 h 30. Le feu aux Tourbières Lambert fait toujours rage, mais la situation semble encourageante. Le vent, l’ennemi numéro un depuis le début du brasier, est plutôt calme ce matin-là. L’heure est à la réorganisation.

Après une fin de semaine intense de combat des flammes et d’évacuations, la salle du Tricentenaire de Rivière-Ouelle redevient le centre de coordination principal. Pompiers, bénévoles et élus y transitent. En public, on sent une forme d’accalmie.

Le téléphone sonne, on se retire. D’une oreille on entend parfois le ton s’élever, du coin de l’œil on aperçoit des signes d’impatience. Près de 72 h maintenant que les forces en présence sont en mode « gestion de crise ». La fatigue est là…

À au moins deux mètres de distance de nous, le préfet de la MRC de Kamouraska Yvon Soucy s’excuse d’avoir oublié son masque. C’est vrai, la COVID rôde toujours. Comme quoi il y a que le spectaculaire qui peut nous le faire oublier !

Le directeur de la Régie intermunicipale en protection incendie du Kamouraska Ouest, Christian Gagnon, a accepté que je puisse prendre des photos à la tourbière, mais on restera derrière la ligne de feu. Pas question d’aller plus loin, pour notre sécurité, et celle de Dany Chénard, bénévole, qui nous accompagne dans cette mission.

« Tu te rends jusque-là, il prend ses photos et vous repartez », lui dicte Christian Gagnon, carte de la tourbière à la main.

Le bénévole

Dany Chénard est membre du conseil d’administration de la Régie intermunicipale Kamouraska-Ouest. Il s’est porté volontaire pour donner un coup de main dès le début de l’incendie, le 19 juin. « On est environ trois sur le CA à faire ça. Ça monopolise beaucoup de monde. Les employés des Tourbières sont à pied d’œuvre et il doit y avoir une cinquantaine d’agriculteurs qui nous ont aidés, samedi seulement », explique-t-il.

Depuis, il fait donc les « commissions ». Il apporte l’eau, le Gatorade aux pompiers, parce que sur le « front », il fait chaud. « Vendredi surtout, je n’étais pas près du feu, mais je le sais qu’il faisait chaud », poursuit-il. Le mercure indiquait 35 °C ce jour-là, sans parler du facteur humidex. La normale saisonnière est de 21° à ce moment-ci de l’année.

Au volant du véhicule de la régie, Dany se rend au lac des Sœur, un réservoir d’eau situé derrière le Centre Thérèse-Martin. Deux pompiers de Saint-Roch-des-Aulnaies l’attendent. Il leur remet des bouteilles d’eau. Christian Gagnon confiera plus tard que le réservoir a baissé de quatre pieds depuis le début du feu.

De retour sur la route, Dany Chénard roule en direction des Tourbières Lambert. La route est calme. Le ministère des Transports (MTQ) bloque les accès au chemin du Haut-de-la-Rivière et la route de La Plaine. La 132 et la 230, par contre, sont toujours ouvertes et elles ont donné du fil à retordre aux autorités durant la fin de semaine.

 « Il y avait un peu trop de curieux qui étaient massés des deux côtés de la route pour observer, prendre des photos. Il a fallu que la police intervienne. Ça nuisait à la circulation et à la sécurité des gens », raconte Dany.

Le bénévole emprunte le chemin Lambert, celui qui traverse la tourbière d’est en ouest. Il s’arrête au même endroit où je m’étais moi-même arrêté trois jours avant, après le début du feu. « T’es chanceux que personne ne t’ait arrêté avant ça ! »

Il sort du véhicule et remet des bouchons pour les oreilles des pompiers qui côtoient les pompes de ravitaillement qui fonctionnent sans arrêt à côté de piscines d’eau servant à approvisionner les lances d’intervention au sol. Un tracteur fait des allers-retours dans la partie nord de la tourbière. Un peu de fumée s’échappe au loin, mais on voit bien que la forêt de ce côté ne semble ne pas avoir été trop affectée.

Du côté sud, l’épais panache de fumée nous empêche de bien constater l’état des conifères qui longent au loin l’autoroute 20, en partie fermée depuis samedi. Le sol, encore boueux, porte les stigmates des roues des camions incendies qui s’y sont succédé, en plus de nous donner un bon aperçu de la quantité d’eau qui y a été déversée en partie, de sorte que les traces de sécheresse qui dominent pourtant partout autour n’y sont plus si apparentes.

Dany retourne dans le véhicule. Je le suis, après avoir pris quelques clichés qui témoignent malheureusement peu de l’ampleur de la tragédie qui s’est vécue et se poursuit aux Tourbières Lambert.

« Le seul feu de forêt que j’ai vu dans ma vie c’était à Labrieville, sur la Côte-Nord. J’étais en vacances, là-bas. Mais ici, je n’ai jamais rien vu de tel. J’ai 43 ans », précise-t-il.

Le chef pompier

De retour au centre de coordination, Christian Gagnon est sollicité de toute part. Un jeune pompier de Tourville vient d’arriver. Il donne ses directives à Dany Chénard pour qu’il le conduise là où on aura besoin de lui.

« On essaye de faire un roulement de nos gars. Ils sont épuisés. Il faut faire une rotation, mais ça nous prend des bras pour ça. On demande aux autres paroisses de nous fournir, trois, ou quatre pompiers. Les camions, le matériel, on est correct », déclare le chef pompier.

Christian Gagnon est visiblement épuisé, mais il essaie de le cacher, de ne pas se montrer non plus dépassé, mais il reconnaît que « ça va vite ». « Je vais être honnête avec toi, c’est plus gros que tout ce que tu n’aurais jamais pu imaginer. Tu ne peux pas être prêt à ça », ajoutant que c’est le plus gros feu auquel il a eu à faire face dans sa vie et sûrement le plus important que la région n’ait jamais connu.

À travers tous les intervenants à coordonner, il en cite une quinzaine allant de la SQ, en passant par le MTQ, la SOPFEU et la Sécurité publique. Il mentionne que l’Association des chefs en sécurité incendie du Québec est dans le dossier depuis le matin même, 7 h. « Le directeur, Pierre Boucher, a pris ça en main. »

Et il revient sur la nuit de vendredi à samedi où le vent a tourné, détruisant tout le travail réalisé par les pompiers municipaux et la SOPFEU, dans les heures précédentes. « On l’avait (le feu) et c’est reparti », s’est-il exclamé.

Samedi matin, il avoue qu’il craignait le pire, que le feu saute jusqu’au chemin Haut-de-la-Rivière et qu’il brûle jusqu’aux portes du village. « On est devenu nerveux et on est passé en mode préventif. Les évacuations, c’était ça. »

Sur un plan plus personnel, le chef pompier demeure sur le qui-vive. « La journée où je vais sentir que les genoux veulent me plier et que je vais m’asseoir, probablement que je vais réaliser ce qui est réellement arrivé. Mais là, mon vrai “feeling”, je ne peux pas te le dire. L’adrénaline me tient… »