J’attends

Photo : Ekaterina Shakharova – Unsplash.com

Il y a quelques années, j’ai écrit pour le Blogue citoyen du Bas-du-fleuve un texte intitulé Ma fille a vingt ans. Ce passage à l’âge adulte du fruit de mes entrailles était pour moi rempli de sens et de réminiscences. Dix ans plus tard, je suis assise dans sa cuisine à Cacouna, et j’attends l’arrivée de son troisième enfant, en jouant à la mémé avec les deux autres pendant que les parents poussent, et poussent, et poussent madame! Que le temps passe vite, dites-vous?

En 2013, je me demandais naïvement si « les choix que nous avons faits, les exemples que nous avons donnés, les tuteurs que nous avons posés le long de son jeune tronc » étaient ceux qu’il aurait fallu. « L’amour, toujours l’amour, est-ce que ça suffit? », posais-je alors comme question au lecteur.

Je ne sais toujours pas aujourd’hui si mon chum et moi en sommes responsables, mais bon sang qu’elle est belle! Tant d’amour et d’efficacité dans un corps de moyenne stature, ça force l’admiration. Elle a trouvé sa vocation avec des enfants parmi les plus malmenés par la vie. Elle a créé pour ses propres enfants — avec mon gendre, le meilleur du monde — un nid douillet où la rigueur trouve sa place dans un cocon de bienveillance chaleureuse. Elle me sidère d’intelligence et de bonne humeur.

Et elle fait des enfants. Est-ce une réplique à son statut d’enfant unique? P’têt’ben!

Cette troisième fille qui nous pend au bout du nez est attendue de pied ferme. Ses deux petites sœurs ne vivent que pour le moment de la prendre dans leurs bras, et de partager avec la petite nouvelle leur bonheur de vivre.

J’attends

Elle est prévue dans quelques heures. D’ici là, j’attends. Juchée sur ma clôture, je contemple ce monde si beau et si laid, si généreux et si égoïste, et je tente de dompter mon vertige. Parce que vous en conviendrez, amis lecteurs, vertige il y a. Notre façon de vivre sur ce bout de planète perdue dans le grand frette interstellaire me fait peur. On aura beau donner tout l’amour du monde, si le monde s’écroule, que restera-t-il?

J’attends. Je contemple le fleuve, je savoure le vent du printemps. Je me demande si cette fraîcheur durera assez longtemps pour bercer les amours d’adolescente de la nouvelle venue. J’ai peur de la colère de cette planète qui va bien finir par se lasser de nos excès.

J’attends. Je pense à tout l’argent du monde, qui se concentre chaque jour un peu plus entre les mains de ceux qui en ont déjà trop, et qui laisse les autres tout nus. Je me demande si nous trouverons d’autres chemins que celui de la rentabilité pour mener au bonheur ces enfants neufs qui n’ont rien à cirer de l’argent… jusqu’au premier iPhone, évidemment.

J’attends. Je compte les obus lancés par les fous. Je mesure la colère qui gagne même les plus pacifiques, et qu’aucune religion ne sait apaiser. Au contraire.

J’attends. Et au fil des heures qui passent, je me dis que moi non plus, je n’en ai rien à cirer de cet avenir angoissant. Je pense à tous ceux-là qui vivent comme il faut vivre, délicatement, sans trop bousculer les voisins, et qui me font tant de bien. Je pense à cette troisième petite-fille qui m’est donnée à aimer sans que j’aie rien demandé. Je pense à ce jour béni où elle me sautera au cou en disant « Mémé, je t’aime », et où je fondrai de bonheur gratuit. Ce bonheur qui ne doit rien au mérite, et tout à la vie, simplement.

J’attends. Allez, poussez madame!