Le trésor de Saint-Denis

Vue sur Saint-Denis-De La Bouteillerie. Photo : Nicolas Gagnon

En 1936, un jeune chercheur de Chicago âgé de 24 ans, Horace Miner, a séjourné un an dans le village de Saint-Denis pour observer la société paysanne traditionnelle des Canadiens français. Il en est résulté un petit livre exceptionnel, Saint-Denis, un village québécois, qui est devenu un classique pour tous les étudiants en sciences sociales.

Ce petit livre est un trésor qui décrit avec précision, intelligence et bienveillance ce que nous avons été comme société pendant trois cents ans. Mais le passé n’est jamais complètement passé : il continue à être présent dans notre façon de voir et de faire les choses, dans nos coutumes, nos traditions, notre langage et nos institutions.

Miner a choisi d’étudier Saint-Denis parce que ce village éloigné, petit (700 habitants, 120 maisons), agricole (80 familles de cultivateurs avec une moyenne de 10 enfants) et homogène (pas d’Anglais) lui paraissait représentatif de la société rurale québécoise non encore industrialisée. Pour lui, les Canadiens français étaient alors les seuls paysans d’Amérique du Nord. Miner écrit à sa femme qu’il a « l’impression d’y vivre au siècle dernier » : pas de toilettes, pas d’eau courante, pas d’électricité, le poêle à bois au cœur de la maison et le cheval comme seul moteur.

Bernard Émond, cinéaste québécois réputé, dans un film intitulé Le temps et le lieu tourné à Saint-Denis en 1998 avec la femme de Miner (décédée en 1993), raconte que le curé avait imposé trois conditions au jeune Miner pour s’installer dans la paroisse : premièrement, assister à la messe tous les dimanches; deuxièmement, ne jamais dire qu’il était protestant; troisièmement, ne jamais parler de la régulation des naissances. Cela peut paraître étrange, mais l’analyse de Miner allait montrer que cette société paysanne reposait essentiellement sur ces deux fondements : la religion catholique, qui donnait un sens à tous les gestes de leur vie laborieuse, et la famille nombreuse, qui était nécessaire pour assurer les travaux d’autosuffisance sur une terre de cent arpents.

La religion était incontestée, l’autorité du curé absolue, le rendez-vous communautaire de la messe du dimanche incontournable, et les rites et croyances liés à tous les cycles de la vie et de la nature. De même, la famille patriarcale nombreuse et solidaire encadrait toute la vie autosuffisante de nos ancêtres. Les deux constituaient un rempart contre les influences extérieures, car ces villages n’étaient pas pour autant coupés du monde : l’écriture, les journaux, l’argent, l’école, les taxes, la municipalité, les élections, les liens familiaux avec la ville les rattachaient aux urbains, à la nation.

Mais Miner a su détecter le point faible qui allait finalement obliger ces villages ruraux à essaimer à l’extérieur (États-Unis, régions éloignées, arrière-pays, usines en ville), et à s’ouvrir à l’industrialisation, à la mécanisation et à la ville, avec la culture anglo-américaine qui va avec. Ce point de rupture a été le manque de terres. Il fallait des terres pour établir les fils non-héritiers du bien familial, et les filles non mariées. On ne pouvait pas tous les envoyer aux études pour faire des prêtres, des sœurs ou des maîtresses d’école.

Effectivement, quand Miner revint visiter Saint-Denis en 1949, la guerre avait ouvert la porte à la mécanisation et aux progrès modernes, l’agriculture marchande était en voie de remplacer l’agriculture d’autosuffisance, l’anglais s’infiltrait dans la langue d’usage… et les naissances commençaient à décliner.

Il ne fait aucun doute que cette longue histoire de solidarité familiale et paroissiale fait encore partie de notre ADN. Le Québec est l’État qui compte le plus de coopératives, de mouvements communautaires et de politiques sociales en Amérique. « Les Canadiens français sont fiers de leur histoire, écrit Miner; ils incitent leurs enfants à suivre les traces de leurs ancêtres. » L’identité commune est aujourd’hui mise à dure épreuve, mais nous continuons à être fiers de ce que nous sommes.

Le livre de Miner devrait être dans toutes les bibliothèques du Kamouraska, pour le plus grand plaisir des aînés et l’instruction des jeunes : c’est le plus bel album de famille, une précieuse référence pour tous les Québécois, et un trésor pour Saint-Denis.