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Lettre à notre futur (e) anesthésiste

Cher anesthésiste,

Je prends un peu de temps aujourd’hui pour t’envoyer un petit mot à toi qui sera peut-être forcé de t’en venir chez nous, au Kamouraska. J’ai lu ça dans Le Devoir ainsi que dans mon Placoteux local : Gaétan met (enfin) ses bobettes et s’enligne pour t’imposer une solution, et donc potentiellement un séjour en région. Le vil vilain!

T’aurais raison de te plaindre, cher anesthésiste. La vie ici est vraiment difficile. J’y goûte chaque jour, en buvant un verre d’eau, une eau qui arrive tout droit de la montagne située en face de ma maison. Elle est pure, elle n’a même pas l’arôme de chlore qu’on a en Ville. Alors quand je me sers un café, torréfié à quelques kilomètres d’ici, je t’avoue qu’il me paraît incroyablement savoureux. Mes papilles ont parfois de la misère à supporter ça!

Ici, le plus gros problème, c’est le temps. Pas la météo, ça, on est tous logés à la même enseigne. Non, je te parle du temps qu’on a en trop dans nos journées. Comme on n’a pas d’embouteillages pour nous occuper, on est obligés de trouver des loisirs. C’est vraiment affreux. Quand on ne se ramasse pas à jouer au golf ou à la balle molle, on dévale des pentes en luge. On est obligés de prendre l’air pas mal à l’année longue, en raquettes, en ski, à pied, en patins, à vélo, à cheval, en kayak, en fatbike, en quatre roues, en skidoo… On escalade des parois pour mieux les redescendre. Quand la météo nous oblige à rester à l’intérieur, on danse du classique, du jazz, du trad », du moderne, du hip-hop, du jive, ou on gesticule sur place pendant un concert estival. On visite des musées et des expos, on écoute de la musique, on boit de la bière brassée sur place, on mange (trop, et trop bon), on assiste à des concerts, on socialise, on écrit une nouvelle policière, on jamme, on apprend de nouvelles choses, bref, on essaie tant bien que mal de s’occuper.

L’autre défi, au Kamouraska, c’est qu’il y a de bonnes chances qu’on ne t’appelle pas toujours Docteur. Moi-même titulaire d’une maîtrise, jamais personne ne m’a appelée Maîtresse. Ni même Madame. C’est fou comme tout le monde a l’air de connaître mon prénom et tient à être sympathique avec moi. Au départ, je trouvais ça un peu louche, entre le garagiste qui me dépanne gratuitement et l’épicière qui relève mon défi d’avoir ma bière belge préférée sur ses rayons, je me disais que ça cachait de quoi. Imagine, même la voisine m’a offert quelque chose pour le bébé à venir!

Parlons-en, de la voisine! Pendant l’été, il lui arrive de déposer des trucs sur mon balcon : framboises, salades, carottes… Je n’ai pas eu d’autre choix que d’accepter, par pure politesse, une partie du surplus de ses récoltes. Ah oui, j’ai oublié de te dire qu’en plus d’occuper notre temps libre, on doit aussi occuper notre grand jardin. Comme les jeux pour les enfants et le verger ne suffisent pas à remplir l’espace, on s’est dit que comme beaucoup d’autres personnes dans le coin, on allait cultiver nos légumes et les échanger dans notre réseau de socialisation (il paraît qu’on appelle ce réseau « des amis », ça se développe assez vite ici). Mon balcon réceptionne aussi des choses troquées avec des inconnus, qui intègrent je ne sais comment mon réseau social. À tel point que je suis souvent obligée de délaisser Facebook parce que j’ai setté une activité avec des vrais gens. Même pas moyen de rester tranquille et seule chez soi. Ici, impossible d’être un visage anonyme, on est quelqu’un.

Je dois aussi t’avertir que trouver une garderie pour ton ou tes enfants est une vraie plaie. Quand j’ai déposé une annonce pour mon premier enfant, j’ai été sollicitée par quatre éducatrices qui voulaient vraiment accueillir mon gars. Il a désormais accès à un grand espace extérieur pour se salir, et à des activités qui contribuent à son développement. La gestion du linge sale me fait regretter de ne pas pouvoir le tenir constamment à l’intérieur dans un milieu aseptisé. Ma grande angoisse, avec tout cet extérieur à portée de pieds, est qu’il se fasse frapper par l’une des trois voitures qui traversent quotidiennement le rang où se trouve sa garderie. J’ai parfois du mal à gérer.

Je termine en te disant que la lumière débile qu’on a chaque jour amène des touristes qui rêvent de s’établir ici. Cette lumière a l’air de rendre les gens heureux, ça fait qu’à l’hôpital où tu travailleras, tu vas croiser des gens qui te disent bonjour. Le personnel ne court pas. Le personnel sourit. Ça se peut aussi que tu aies un accueil particulier, parce qu’on ne va pas se le cacher, cher anesthésiste, ça fait longtemps que t’es attendu ici. On est bien conscients du grand sacrifice auquel tu vas consentir, mais sache qu’on est tous dans le même bateau, à mener une vie où l’épanouissement personnel prime sur la carrière. Ç’a l’air qu’ici on ne vit pas pour le travail et qu’on travaille fort pour vivre bien. Drôles de valeurs.

Avec toute ma compassion pour cette dure épreuve que tu traverseras,

Julie Christine Helas, Mont-Carmel, ou la fille qui s’épanouit depuis 5 ans et demi au Kamouraska!

P.S. On est qualifié de région-ressource, parce que la région est ressourçante. On t’attend!