Les éditeurs de presse du Québec et du Canada ont rencontré la ministre du Patrimoine canadien, Mélanie Joly, à plusieurs reprises dans la dernière année pour la sensibiliser aux difficultés rencontrées par leur industrie. Ils ont participé de bonne foi aux «conversations» qui ont servi de prélude à l’élaboration de la politique culturelle annoncée jeudi et aux audiences du Comité permanent du patrimoine canadien sur l’information locale, dont la ministre a rejeté le rapport sur réception. Les mesures de soutien à la presse d’information font l’objet d’un consensus sans précédent chez les éditeurs de journaux quotidiens et hebdomadaires, qu’ils soient francophones ou anglophones. Mme Joly ne peut ignorer le sentiment d’urgence qui nous habite. Elle a pourtant choisi de nous ignorer.
La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec, qui regroupe près de 180 éditeurs et rejoint 6,5 millions de lecteurs toutes les semaines, accueille la nouvelle politique culturelle de Mme Joly comme un déplorable retour à la case «conversation». De toute évidence, nous n’avons pas réussi à la convaincre de l’importance de notre industrie pour l’économie, la santé démocratique et la pluralité des voix au Québec et au Canada, car il n’y a rien, mais absolument rien pour nous dans la politique culturelle.
Un contraste frappant
Le contraste entre Mme Joly et son homologue québécois, Luc Fortin, est frappant. Le ministre de la Culture et des Communications a reconnu, dans la politique culturelle du Québec, que les médias locaux, régionaux et nationaux jouent «un rôle majeur dans la promotion et la connaissance des productions culturelles québécoises». Le gouvernement Couillard est passé de la parole à l’acte, dans le dernier budget, en annonçant des mesures totalisant 24 millions sur cinq ans pour soutenir le virage numérique des médias d’ici (et 12 millions de plus pour absorber les coûts de la taxe sur le recyclage). Malgré le sous-financement de son programme, M. Fortin a le mérite d’être passé de la parole à l’acte…
Tout n’est pas noir dans le Cadre stratégique du Canada créatif (titre officiel de la politique fédérale). La Coalition entretient de grands espoirs quant à la révision de la Loi sur le droit d’auteur, à la condition que cette réforme puisse nous aider à mieux protéger et à mieux monétiser nos contenus dans l’univers numérique. Il faut mettre un terme à la vampirisation de nos contenus sans compensation par des agrégateurs localisés à l’étranger.
La politique ouvre la porte à «l’exploration d’une nouvelle approche pour le secteur de l’information». «Notre approche sera guidée par notre conviction qu’une démocratie saine repose sur un contenu journalistique fiable et que toute mesure gouvernementale doit respecter le principe de l’indépendance», affirme le document de référence.
La Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec partage ces préoccupations, et elle a déjà fait part de propositions pertinentes, appuyées autant au Québec et au Canada par les éditeurs et les syndicats représentants les journalistes. La liste de ces mesures comprend:
- Un crédit d’impôt sur la masse salariale. Il faut des journalistes pour pratiquer le journalisme. Et le journalisme de qualité a un prix. Un crédit d’impôt sur la masse salariale permettrait de soutenir la production d’informations. L’utilisation de critères d’ordre quantitatif (nombre de journalistes à l’emploi, dépenses en production de contenu original) permettrait d’éviter l’ingérence de l’État dans les affaires journalistiques;
- Un crédit d’impôt ou un programme d’aide au virage numérique. Le Fonds du Canada pour les périodiques pourrait être élargi. Il ne suffit pas d’aider les magazines, les journaux communautaires et les périodiques. Les quotidiens et les hebdos doivent accéder à un Fonds bonifié afin de poursuivre leur virage numérique;
- Une politique encourageant le placement publicitaire dans nos médias. Nos journaux et nos hebdos n’ont pas de problèmes de contenus ou d’audiences, ils ont un problème de revenus! Nous produisons plus de contenus que jamais et nous rejoignons plus de citoyens que jamais grâce au développement de plateformes numériques. Deux groupes, Google et Facebook, empochent deux tiers des revenus publicitaires numériques, ce qui ne laisse que des miettes à nos journaux et à nos hebdos. Pire, Ottawa participe à l’érosion de nos revenus, en privilégiant ces deux entreprises étrangères dans ses propres stratégies de placement publicitaire. Il y a dix ans, les ministères et agences fédérales injectaient 20 millions de dollars dans les journaux canadiens, contre un demi-million aujourd’hui. Tandis que notre empreinte numérique progresse, notre part de la publicité gouvernementale régresse. Nous exigeons un retour du balancier;
- Exemption de la TPS sur la vente des imprimés. Pourquoi Le Devoir, Montreal Gazette et les journaux de Capitales Médias devraient-ils payer la TPS sur la vente de leurs éditions imprimées, alors que les Netflix de ce monde dictent au gouvernement leurs règles fiscales? Poser la question, c’est y répondre. Le régime de fiscalité à deux vitesses avalisé par la politique culturelle est injuste et insultant pour les producteurs de contenus du Canada, qu’ils proviennent du milieu culturel ou médiatique.
Mme Joly a exprimé sa crainte de subventionner des entreprises aux modèles d’affaires défaillants, alors que ce n’est pas du tout le cas. Cette année, au gala annuel des éditeurs nord-américains, les trois finalistes dans la catégorie meilleur service de nouvelles mobile sont La Presse +, Le Devoir mobile et J5 (Journal de Montréal). Nous tentons par tous les moyens de maintenir des journalistes à l’emploi et d’investir dans le développement de plateformes numériques dans un contexte de décroissance.
Le modèle d’affaires est connu. Les plus grandes régies publicitaires dans l’histoire des médias, Google et Facebook, dictent les règles du jeu, dans un contexte de profonde iniquité avalisé par la politique culturelle.
Nous demandons à Mme Joly de s’engager dans un dialogue sérieux et constructif avec notre industrie. Pour le moment, elle nous demande de patienter pendant qu’elle déroule un tapis rouge aux géants de la Silicon Valley.
Benoit Chartier, président, Hebdos Québec
Lucinda Chodan, rédactrice en chef, Montreal Gazette
Claude Gagnon, p.-d.g., Groupe Capitales Médias
Brian Myles, directeur, Le Devoir
Richard Tardif, directeur général, Association des journaux régionaux du Québec (Quebec community newspaper association)
Donald LeCavalier, vice-président principal aux finances de TC Transcontinental
Les signataires sont membres de la Coalition pour la pérennité de la presse d’information au Québec