Pour la première fois depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un pays européen envahit un voisin. La Russie est entrée en territoire ukrainien tôt le 24 février, bombardant des villes et des sites stratégiques, tuant au passage des militaires et des civils. Professeur d’histoire et de politique au Cégep de La Pocatière, Éric Ouellet nous explique les raisons derrière cette guerre que tout le monde appréhendait depuis maintenant quelques mois.
Le Placoteux (LP) : Où prend racine le conflit actuel entre l’Ukraine et la Russie ?
Éric Ouellet (ÉO) : Sans remonter trop loin, on peut dire que les premiers germes de cette guerre remontent à 2014, lors du référendum de rattachement de la Crimée à la Russie, territoire anciennement sous la juridiction de l’Ukraine. Cette annexion n’a jamais été reconnue par la communauté internationale en raison d’irrégularités soulevées dans la tenue du référendum. La même année, la Russie a ensuite commencé à réclamer les territoires du Donbass à la frontière est de la Russie et de l’Ukraine. Depuis, elle soutenait les séparatistes pro-russes dans cette région où il était très difficile pour les Ukrainiens d’entrer, malgré le fait que la région était encore considérée comme faisant partie de l’Ukraine.
En parallèle, il y a aussi le désir de l’Ukraine qui, selon les gouvernements — pro-russes ou pro-occidentaux — , cherchait à adhérer à l’Union européenne ou à l’OTAN, l’alliance militaire menée par les États-Unis qui était opposée à l’URSS à l’époque de la Guerre froide. L’Ukraine étant une ancienne république de l’URSS, la Russie cherche en quelque sorte à garder un certain contrôle sur elle, mais également sur les autres ex-républiques soviétiques qu’elle considère comme faisant partie de sa zone d’influence naturelle, ce qui la pousse à vouloir maintenir l’OTAN et l’Union européenne à l’écart de ses frontières.
LP : Que ce conflit se concrétise après des mois de négociations entre les puissances occidentales et la Russie, est-ce un avis d’échec de la diplomatie et de nos organisations internationales comme l’ONU, chargées de veiller à la paix ?
ÉO : Considérant que Moscou a fini par attaquer l’Ukraine quand même, effectivement, pour la diplomatie, les derniers mois sont un échec. Il faut tout de même garder espoir qu’elle peut éventuellement fonctionner, car il faut éviter à tout prix une escalade militaire. Déjà, que le président américain Joe Biden ne parle pas d’intervention armée est un bon pas, mais ça laisse malheureusement les Ukrainiens à leur propre sort.
LP : Américains, Européens et autres nations membres du G7 multiplient les sanctions économiques à l’endroit de la Russie depuis l’invasion. Cette batterie de sanctions suffira-t-elle pour que les Russes retournent chez eux et que l’Ukraine recouvre sa pleine souveraineté ?
ÉO : C’est à souhaiter. Il faut dire que ces sanctions économiques ne touchent pas juste le gouvernement russe, mais aussi ceux qu’on appelle en Russie les oligarques, ces gens fortunés près du président Vladimir Poutine et pour qui les considérations économiques sont plus importantes que ses velléités d’expansion territoriale. Si la pression devient suffisamment forte pour eux, on peut espérer qu’ils sauront user de leur influence pour faire reculer Poutine. Il n’est pas exclu que la sortie de crise passe par là, mais aussi par la Turquie qui est un acteur important dans cette région de la mer Noire et qui entretient des relations économiques étroites autant avec la Russie qu’avec l’Ukraine.
LP : Que cherche la Russie avec ce conflit ?
ÉO : Tous les indices semblent pointer vers ce désir de reconstruction du vieil empire soviétique, même si Vladimir Poutine lui-même refuse encore de l’affirmer. Le fait que la Russie cherche à agrandir son territoire ou qu’elle semble derrière chacune des ex-républiques soviétiques en réagissant directement ou indirectement chaque fois qu’un gouvernement de ces pays prend une décision qui va à l’encontre de ses intérêts, tout ça accentue cette impression.
LP : L’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN, la raison pourquoi aucune intervention directe occidentale n’est prévue. Mais existe-t-il un danger d’embrasement aux pays limitrophes de l’Ukraine qui sont membres de l’OTAN et qui forcerait l’Occident à intervenir en Europe de l’Est ?
ÉO : Habituellement, je suis un analyste optimiste, mais avec ce que Poutine vient de faire aujourd’hui (24 février), ça vient démontrer que le président n’a malheureusement pas de limites. Si la diplomatie ne réussit pas une prochaine fois à tempérer ses ambitions territoriales, jusqu’où serait-il prêt à aller ? Si on s’attendait à une possible invasion dans le Donbass, très peu de personnes semblaient avoir envisagé le scénario auquel on a assisté avec des attaques ciblées partout sur le territoire ukrainien. À cause de ça, il y a toujours une question qui va demeurer en sous-plan : il est où le prochain territoire convoité par Vladimir Poutine ? À partir de là, si les sanctions économiques et les manœuvres diplomatiques ne fonctionnent pas, que reste-t-il, la solution militaire ? La Russie demeure quand même une puissance nucléaire. On ne peut pas faire l’économie de cet élément pour la suite des choses et c’est sûrement ce qui joue beaucoup actuellement dans la retenue observée chez les Occidentaux face à l’invasion russe en Ukraine.