Et si le Fleuve avait des droits

Le fleuve Saint-Laurent à la hauteur de Saint-André-de-Kamouraska. Photo : Nicolas Gagnon.

Chaque pays s’est constitué autour d’un fleuve : le Gange en Inde, le Nil en Égypte, le Danube et le Rhin en Allemagne, la Seine en France, la Tamise en Angleterre, le Tibre en Italie, la Volga en Russie.…

Ici, c’est le Saint-Laurent qui est le cœur et l’âme de ce pays. Il s’alimente au cœur même de l’Amérique, dans les Grands Lacs. C’est lui qui donne vie à ce pays depuis des siècles. Les Premières Nations de l’Est et du centre de l’Amérique le surnommaient le « chemin qui marche ». Ils le désignèrent à Jacques Cartier comme le fleuve du Canada, « le village, le pays », soit, à l’époque, le village iroquois de Stadaconé près de la rivière Saint-Charles à Québec qui était, avec Tadoussac et Hochelaga, un des grands points de rencontre (grandes tabagies). Plus que tout, c’est le Fleuve qui a fait de nous un peuple distinct.

C’est le Fleuve qui nous rassemble, qui nous unit, qui nous accompagne de ses humeurs changeantes au rythme des jours et des saisons. Il sert toujours de « chemin qui marche ». Il est encore un réservoir de « fruits de mer » nourrissants dont témoignent nos pêcheurs et nos poissonneries. Ses profondeurs secrètes attirent les bélugas, les baleines et les phoques. Avant de devenir un estuaire qui laisse entrer l’eau salée, il recueille le plus grand réseau d’eau douce au monde, et ses grands affluents du nord sont porteurs d’un potentiel hydroélectrique quasi illimité.

Mais les rejets contaminés de nos villes, de nos villages, de nos industries, de notre agriculture, de nos bateaux, sans oublier la surpêche, ont failli tuer notre Fleuve. Celui-ci hérite d’ailleurs de l’énorme pollution des Grands Lacs. Les aboiteaux et autres installations riveraines l’ont aussi amputé d’une grande partie de ses marais filtrants. Et voici qu’avec le réchauffement du climat, son eau se réchauffe rapidement, ses glaces amincissent et son oxygène diminue, au point que ses hôtes, des baleines jusqu’aux crevettes, risquent de s’éloigner vers la mer, qui elle aussi se réchauffent. Le Fleuve s’asphyxie.

Ces dernières années, le Québec a adopté un cadre de gestion intégrée de l’eau qui est mis en œuvre essentiellement par les Organismes de bassins versants (OBV) qui réunissent des représentants des principaux intervenants dans un bassin versant donné. Mais ce cadre n’est pas contraignant et ne comprend pas le Fleuve qui, lui, n’est pas encore adéquatement protégé des rejets provenant des municipalités, usines de traitement des eaux, industries, activités agricoles, trafic maritime, etc., ni des impacts du réchauffement.

L’organisme « Alliance Saint-Laurent » travaille, avec les municipalités et les Premières Nations, à faire adopter une loi qui ferait du fleuve Saint-Laurent une personne juridique avec des droits bien définis qu’elle serait en droit de faire valoir devant les tribunaux. Le projet de loi sera présenté en mars, lors de la journée internationale de l’eau.

En réalité, le Québec tout entier est un immense bassin versant du Fleuve. Le moindre ruisseau nous mène au Fleuve. En conférant à notre Fleuve une personnalité juridique et sociale, nous pourrions assurer beaucoup mieux sa préséance morale et juridique sur le territoire que nous habitons, et du même coup, son intégrité et sa pérennité.

Les fleuves, les arbres, les animaux ont le droit d’exister autant que nous sur terre. Nous dépendons d’eux autant qu’ils dépendent de nous. Ils ont des droits et nous avons intérêt à les respecter.

Ici, au doux pays du Kamouraska, le grand personnage, la grande présence, on l’oublie parfois, c’est le Fleuve. Nous sommes le pays où le fleuve, avec ses îles, entre les montagnes de Charlevoix et nos longues battures, occupe toute la place par sa douce présence. Prenons-en soin.