Y a-t-il encore de la place pour les petites fermes conventionnelles? À 34 ans, Denis Hudon en est à se poser la question. Dans un contexte où le monde agricole est déjà sous forte pression, le producteur laitier de Sainte-Anne-de-la-Pocatière se demande ce que l’avenir lui réserve, et qui est au front pour défendre sa réalité.
Avril et son chaud soleil annulé par l’incontournable nordet. Denis Hudon est à l’abri du vent dans son étable et balaie le plancher. « J’aime que ça soit propre », dit-il. Trente-deux vaches en lactation y sont cordées en stabulation entravée, quatre autres sont en tarissement. « J’ai investi proche d’un million depuis que j’ai repris la ferme il y a six ans, en bien-être animal et en automatisation », ajoute-t-il fièrement. Le chiffre fait peur pour le commun des mortels, mais n’a rien d’exceptionnel pour quiconque évolue dans le domaine agricole.
Denis est la quatrième génération « sûre » de sa famille à être producteur laitier à cet endroit sur le chemin de la Station à Sainte-Anne-de-la-Pocatière. Enclavée par la rivière Saint-Jean qui coule derrière, par la rue et par le chemin de fer devant, la Ferme Hudon n’a pas l’espace pour grossir davantage. « Mon but n’est pas d’être plus gros. Améliorer mon troupeau, améliorer mes champs, oui. Mais pour le reste, j’ai tout ce dont j’ai besoin pour vivre et être heureux. Travailler davantage pour qu’il ne m’en reste pas plus que j’en ai là? À quoi bon? »
Et pourtant, Denis sait très bien qui lui en reste beaucoup moins à la fin du mois depuis un bon moment. Comme tout le monde sur la planète agricole, il subit la hausse des taux d’intérêt, celle du diesel. Le prix de la moulée a aussi explosé de près de 66 % depuis 2018, si l’on se fie à ses données. Même chose pour les semences et les engrais chimiques, qui ont doublé, voire triplé. « Quand j’ai commencé, je payais mes comptes et il m’en restait à la fin du mois. Là, je paye mes comptes, j’arrive serré, et parfois il m’en manque », avoue celui qui se paye un salaire annuel équivalant à ce qui était considéré comme étant dans la fourchette du seuil de la pauvreté pour une personne seule en 2022.
La hausse du prix du lait de 2,2 %, en vigueur depuis le 1er février dernier, aura donc peu d’impact dans les poches de Denis Hudon. Selon lui, les producteurs laitiers dégagent les mêmes revenus qu’il y a une décennie, en raison de l’augmentation exponentielle de leurs coûts de fonctionnement. « Tout le monde crie parce que le prix du lait a monté de 2,2 %, mais les transporteurs, eux, ont eu une augmentation de 14 %. Qui paye le transporteur? Le producteur! L’argent, c’est eux qui la font, avec les transformateurs. »
Chanceux et lucide
Dans sa maison, Denis ne vit pas dans le grand luxe. Murs épurés peints en blanc et découpés de moulures noires qui rendent justice aux matériaux d’origine tout en étant à la fois contemporaines. La cuisine est tout aussi modeste et impeccable, une image fière que l’agriculteur trentenaire tient à maintenir. Attablé, il enchaîne : « Mon père m’a donné la ferme. »
Loin de le déconnecter de la réalité, cette chance le rend encore plus lucide sur le contexte actuel, entre autres sur la relève, qu’il ne croit pas possible sans l’aide de la famille. « Une relève non apparentée, de nos jours, je ne sais pas comment elle peut faire pour acheter. Si tes parents ou quelqu’un de ta famille n’ont pas été là avant toi, tu n’as pas de chance de te lancer. »
Le prix des terres, exorbitant, suffit à lui seul pour décourager quiconque. En 2022, la valeur moyenne tournait autour de 4400 $ l’acre au Bas-Saint-Laurent, contre 6900 $ en Chaudière-Appalaches, des hausses de 18,3 % et de 13,5 % respectivement par rapport à l’année précédente. « C’est la seule place où tu peux faire de l’argent actuellement », poursuit Denis, qui a lui-même vendu un bout de terre récemment pour réinvestir. « Ça m’a donné une chance, c’est ce qui me sauve. Autrement, je serais accoté. »
Le producteur laitier de 34 ans répète aussi avoir une approche de la vie qui s’apparente à celle de ses grands-parents : vivre avec moins, mais mieux. L’ensemble des travaux sur sa ferme sont faits par lui et sa conjointe, son père à l’occasion. L’entraide avec son voisin est aussi courante : ils coordonnent leurs travaux aux champs en partageant la machinerie agricole, elle aussi vendue à prix démesuré. « On n’a pas le choix. J’ai acheté un tracteur neuf en 2020. Je l’ai payé 225 000 $. Aujourd’hui, il est vendu 300 000 $. Tu fais quoi si t’en as besoin », demande-t-il.
D’une crise à l’autre
De débrouillardise en résilience, la réalité finit toujours par le rattraper. Assurer la pérennité de son entreprise agricole en adéquation avec ses valeurs devient de plus en plus difficile. Sécheresses, COVID-19 et inflation ont été son pain quotidien depuis six ans, sans pour autant avoir raison de la Ferme Hudon. Denis se demande maintenant si ce ne sont pas les nouvelles normes en bien-être animal qui y parviendront.
À compter du 1er avril 2029, les producteurs laitiers auront l’obligation de laisser les vaches vêler en stabulation libre, que ce soit dans des cours ou des pâturages. Pour répondre à cette exigence, il n’aura d’autre choix que de se bâtir une nouvelle étable ou une annexe. « Je fais ça où? Je n’ai plus de place », rappelle-t-il, pointant successivement la rivière derrière chez lui, ensuite la rue et la voie ferrée de l’autre côté.
À défaut de se conformer, devra-t-il vendre? Et à qui? « Les gros producteurs! Ceux qui ont les moyens de suivre en payant les terres au prix actuel; ceux qui ont assez d’actifs pour être capables de lever du capital auprès des institutions financières; ceux qui ont des troupeaux assez gros pour acheter au volume, donc à des prix plus compétitifs que les petites fermes. C’est comme ça que les petits producteurs disparaissent. Mais qui s’en formalise vraiment? »