2022 a été l’occasion pour Samuel St-Pierre d’arpenter Kamouraska-L’Islet, caméra à l’épaule, et de raconter la mémoire d’un territoire au passé dur et lumineux. Le « p’tit gars » de Sainte-Félicité a commencé son année par une forme d’hommage à « son monde », L’Islet-Sud, à travers la websérie Territoires de l’âme dont les épisodes se dévoilent depuis au compte-gouttes. À l’automne, il s’est installé sur le littoral, à Rivière-Ouelle, pour y filmer la pêche à l’anguille pour un documentaire qu’il voit comme la continuité du travail de son idole, Pierre Perrault.
Samuel St-Pierre est un gars de son époque, mais avec l’âme d’un Pierre Falardeau, et certainement l’œil d’un Pierre Perrault. « On me reproche souvent d’être passé date », dit-il sans une once de gêne. À 32 ans, le documentariste « des hauts » ne semble pas appartenir à cette génération des millénariaux, qu’on accuse de renier l’histoire et d’être plus ouverte sur le monde que sur leur propre pays.
Il est vrai que pour Samuel St-Pierre, la parole « des anciens » a une valeur inestimable, dont il aime se nourrir et la porter à l’écran. Déjà à l’âge de 17 ans, sa première expérience derrière la caméra impliquait les « vieux » de son village, qu’il avait rencontrés dans le cadre d’un projet visant la revitalisation des municipalités du sud de L’Islet et de Montmagny, mené par L’ABC des Hauts Plateaux.
« Ils m’avaient raconté les débuts de la paroisse [Sainte-Félicité], le feu de l’église. J’avais une p’tite caméra JVC avec un trépied, pas de micro, rien d’extraordinaire. Ce document-là, je ne le considère pas comme un film, mais je dirais que c’est ce qui m’a aidé à terminer mon secondaire, et qui m’a incité à m’inscrire en Sciences humaines, au Cégep de La Pocatière. Je voulais devenir professeur d’histoire. »
Ces années passées au cégep ont marqué un tournant dans la vie de Samuel St-Pierre, dont les ambitions cinématographiques ont pris le dessus. Elles coïncident aussi avec l’époque où l’Office national du film du Canada (ONF) a rendu disponible son répertoire, et où il a commencé à s’intéresser sérieusement aux documentaires. Le passage au cégep d’un certain Denys Desjardins, venu présenter au même moment son film Au pays des colons qui raconte l’histoire d’Hauris Lalancette, dont la famille persiste à vivre de l’agriculture en Abitibi, a donné le ton pour la suite.
« C’était la première fois que j’entendais le nom de Pierre Perrault, dont Hauris Lalancette a été au cœur de plusieurs des œuvres. Ensuite, j’ai découvert Pierre Falardeau, qui est décédé à la même époque et qui parlait aussi souvent de Perrault. Mon frère m’a finalement donné le DVD de Pour la suite du monde — film de Pierre Perrault —, mais il était défectueux ; j’ai fini de le regarder sur le site de l’ONF. Je n’en revenais juste pas : des gens aussi à l’aise devant la caméra qui ne sont pas des acteurs ! J’ai pogné de quoi, je venais de voir un chef-d’œuvre. »
Les détours
La voie de Samuel St-Pierre semblait donc toute tracée. Après le cégep, il a pris le chemin de l’Université de Montréal (UdeM) pour étudier en cinéma. « Même si Concordia était plus réputée, il était hors de question pour moi d’étudier dans une école anglaise au Québec », dit celui qui n’a jamais caché ses convictions souverainistes. Ces années à Montréal ont aussi été celles où il s’est procuré sa première « vraie » caméra, une Canon T2i. Il a abondamment expérimenté, en délaissant entre autres le documentaire pour flirter avec la fiction. C’est à la même époque qu’il a appris les « rudiments du métier ».
« Je suis arrivé à Montréal avant le Printemps érable. J’étais de toutes les manifestations, de tous les votes de grève. J’ai tout filmé, même quand ce n’était pas permis. C’est comme si j’étais en train de vivre l’histoire. Mais mon disque dur a fini par sauter, et ces images-là, je les ai toutes perdues. J’ai appris ; maintenant, j’ai toujours quatre ou cinq disques durs sur lesquels je conserve mes images. »
Samuel St-Pierre a obtenu son diplôme de l’UdeM avec en poche un certain succès d’estime : deux de ses trois films ont été primés, pour la meilleure réalisation et le meilleur film expérimental. Depuis le cégep, où il s’était démarqué avec un projet sur les langues autochtones en perte de vitesse au Guatemala, ou encore avec un essai poétique sur le Saint-Laurent qui lui avait valu un prix du public par le département de bioécologie, les doutes étaient plus souvent nombreux que les reconnaissances dans son parcours.
Mais ces deux prix ne l’ont pas empêché de vivre le passage à vide qui a suivi ses années à l’UdeM. Le virage vers la fiction qu’il avait entrepris ne s’est pas avéré à la hauteur de ce qu’il pensait. « Je vivais dans un 4 ½ mal chauffé de la rue Poupart à Montréal, souris en prime et pâtes à la sauce tomate comme repas régulier. Je travaillais au Lion d’Or en parallèle, et je payais mes dettes. Ça semble épouvantable dit de même, mais il y a eu du bon quand même. »
Retour aux sources
Comme tout artiste en crise de création, c’est le retour aux sources — le documentaire — qui a été la bouée de sauvetage de Samuel St-Pierre. « Je me suis levé un matin, j’étais déprimé, et je me suis dit que je devais aller filmer la pêche à l’anguille que j’avais vue brièvement quand j’avais tourné mon p’tit film sur le fleuve, au cégep. Je suis parti comme ça à Rivière-Ouelle, avec des amis, pour quatre jours de tournage. » Ces images n’ont pas abouti en film, mais qui sait, plus tard, pour un autre projet…
Et puis 2016 arrive. Sainte-Félicité célèbre le 40e anniversaire du Festival Fleurdelisé. Une dame du village a conservé ce qui semble être des bobines 16 mm d’images de Sainte-Félicité filmées par l’abbé Maurice Proulx, qui lui sont remises. Samuel décide de les faire nettoyer et numériser. Avec une copine acadienne, il construit un documentaire expérimental d’environ 30 minutes autour de ces images, qui sont en quelque sorte la mémoire collective du village. Intitulé Mémoire Boréale, le film va ensuite faire la tournée des festivals : les Rendez-vous du cinéma québécois, et le Festival international de cinéma et d’art Les Percéides de Percé.
Un an plus tard, il reçoit un appel de Michèle Desrochers, à l’époque vice-présidente de la Fête des Chants de marins à Saint-Jean-Port-Joli, et professeure de sociologie de Samuel St-Pierre du temps qu’il étudiait au Cégep de La Pocatière. Paimpol en Bretagne célébrait cette année-là le 20e anniversaire d’un festival similaire. Michèle souhaitait que Samuel réalise un documentaire sur les bénévoles des deux festivals. « On a tourné une semaine en France et une semaine à Saint-Jean-Port-Joli. On commençait à 6 heures le matin, jusqu’à 23 heures le soir. C’était incroyable ! C’est aussi le dernier projet que j’ai fait en collaboration avec mes chums d’université. »
Trouver sa voie
Sans encore le savoir, les différents projets de Samuel St-Pierre dans la région l’ont aidé à confirmer sa voie vers le cinéma direct, comme Pierre Perrault. Il ne lui restait qu’à vivre quelques rencontres marquantes pour l’aiguiller sur les sujets qu’il souhaitait aborder. D’abord Hauris Lalancette, héros des œuvres de Perrault et de Denys Desjardins, avec qui il parlé de tout, de la colonisation à l’indépendance, en passant par l’enracinement au territoire, et cela, six mois avant sa mort. « Une des plus belles rencontres de ma vie. »
Ensuite, Yolande Simard Perrault, veuve de Pierre Perrault, qu’il avait déjà rencontrée auparavant mais qu’il est retourné visiter deux semaines avant sa mort, à l’été 2019. « Yolande m’avait dit : “Il faudrait que tu fasses comme mon Pierre et que tu retournes voir les Marsouins d’aujourd’hui [NDLR : Surnom donné aux habitants de L’Isle-aux-Coudres qui pratiquaient jadis la pêche au béluga, sujet du film Pour la suite du monde].” Sa mort, ç’a été le déclic. »
Samuel St-Pierre a depuis quitté Montréal pour rentrer chez lui à Sainte-Félicité. « Je me suis aperçu que les sujets qui m’habitent, ceux que j’ai le goût de présenter dans mes films, ils sont en région. Le rapport avec notre territoire, le fleuve, la forêt : c’est ce qui m’appelle. » Territoires de l’âme est en quelque sorte la résultante de ce retour chez lui. Et son nouveau projet, Résonnance d’un fleuve, qu’il veut dans la suite du chef-d’œuvre de Perrault, s’inscrit dans la même lignée.
En juillet dernier, Samuel était à L’Isle-aux-Coudres à filmer la pêche traditionnelle au béluga comme elle se pratiquait encore il y a de ça une centaine d’années, et que son idole avait lui-même reproduite en 1962 pour son œuvre, qui reste encore aujourd’hui le premier long métrage canadien présenté en compétition officielle au Festival de Cannes en 1963. Trois mois plus tard, il posait ses valises à la Chapelle du quai de Rivière-Ouelle pour filmer les pêcheurs d’anguilles, un savoir-faire ancestral hérité des Autochtones qui se poursuit encore aujourd’hui de génération en génération, et que Samuel St-Pierre souhaite présenter dans son documentaire en écho à la pêche aux marsouins de L’Isle-aux-Coudres.
Le côté ambitieux de ce projet n’a d’égal que la campagne de sociofinancement que Samuel St-Pierre a lancée en septembre dernier, dans le but d’amasser 3500 $ qui allaient lui permettre de réaliser ce tournage au Kamouraska. En 15 jours à peine, il a finalement amassé 4000 $, un don anonyme de 1000 $ étant du lot. « Filmer les gens comme ils sont, mettre la parole brute en avant-plan, faire de la poésie avec du réel : c’est ça le cinéma direct. Ç’a été inventé ici au Québec, et il faut continuer à le défendre ; ça fait partie de notre patrimoine ! On n’est plus nombreux dans cette approche, mais tout ce que je souhaite, c’est de ne pas être le dernier. »