Monsieur le Premier Ministre Ford, Madame la Ministre Thompson, j’aimerais, si cela était possible, vous convier à un entretien avec Jane Goodall. Je ne le peux pas, malheureusement, et c’est donc avec mes mots que j’exprimerai ce que j’aimerais que vous entendiez.
Madame Thompson, laissez-moi d’entrée de jeu saluer votre décision et votre courage. En refusant à Marineland la permission d’exporter les 30 bélugas qui restent en vie dans leurs installations de Niagara Falls, en Ontario, vers un aquarium en Chine, vous honorez l’esprit de la loi adoptée par votre gouvernement en 2019.
En effet, cette loi visait à accélérer notre retrait d’une tradition héritée d’un autre siècle. Jusqu’à récemment, nous trouvions acceptable de capturer des cétacés en nature pour les garder en aquarium. Pour notre mémoire, il n’y a pas si longtemps, des humains faisaient la même chose avec d’autres humains.
Enfin, les temps changent, mais changent-ils vraiment ? À entendre la menace des actuels propriétaires de Marineland, on pourrait en douter.
En interdisant la reproduction des cétacés en captivité, la loi de 2019 visait donc à réduire progressivement et de façon responsable le nombre de ces animaux gardés en aquarium. Ce retrait doit forcément être lent et progressif. Les bélugas, en nature, peuvent vivre presque aussi longtemps que nous. Nés ou élevés en aquarium, ils ne pourront jamais être retournés à la mer.
La situation des bélugas à Marineland n’est pas devenue soudainement insoutenable. Il y a quelques années seulement, après avoir laissé les bélugas librement se reproduire dans leur habitat artificiel, Marineland a vu son troupeau de bélugas dépasser le nombre de 50 ! Depuis 2019, près d’une vingtaine de ces bélugas sont morts dans leur aquarium ! Combien mourront encore dans les mois à venir ?
Marineland a la garde de plusieurs êtres vivants et la vie de chacun de ces êtres est entre leurs mains, littéralement. Je pourrais longuement m’entretenir avec vous sur la vie sociale riche et complexe des bélugas, vous dire qu’ils sont une des cinq espèces de mammifères chez lesquelles les femelles ont une ménopause et que les grands-mères bélugas jouent un rôle important dans leur communauté. Mais le temps nous presse. Si Jane Goodall était encore de ce monde, elle nous dirait simplement, comme elle l’a fait tant de fois pour les chimpanzés, qu’on doit et on peut prendre soin de chacun de ces bélugas.
La menace de Marineland d’euthanasier les 30 bélugas encore sous leur responsabilité est choquante et inacceptable. Elle devrait surtout nous alerter sur leur capacité non seulement financière mais morale à conserver la garde de ces animaux.
Madame la Ministre Thompson, Monsieur le Premier Ministre Ford, naïvement et en tout respect de vos compétences respectives, je vous demande de mettre immédiatement en tutelle Marineland. Aux frais de la succession, vous pourriez constituer une équipe de vétérinaires et de soigneurs pour procéder à une évaluation approfondie de la santé de chacun des bélugas encore en vie. Cette expertise existe au Canada et aux États-Unis. Cette équipe devrait aussi avoir pour mandat d’élaborer un plan de sauvetage pour chacun des survivants. Le Mystic Aquarium, au Connecticut, non sans écueil, a déjà accueilli cinq bélugas de Marineland en 2021. D’autres aquariums américains pourraient répondre à l’appel en acceptant la garde de ces bélugas, tout en respectant l’esprit de la loi canadienne adoptée en 2019.
Au Canada, en Nouvelle-Écosse, un sanctuaire en eaux libres tente de voir le jour. Les prometteurs proposent entre autres d’y accueillir des bélugas.
Nous partageons avec les bélugas et les chimpanzés l’empathie et des règles morales sur lesquelles nous avons construit nos sociétés. Dans un élan de solidarité, nous sommes capables de faire de belles et bonnes choses. Parfois, il suffit d’un petit coup de pouce. Madame Thompson, Monsieur Ford, vous pouvez nous faire rêver, nous montrer que nous vivons dans une société juste et bienveillante, pour nous et les autres, tous les autres.
Robert Michaud
Président et directeur scientifique du Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins, et coordonnateur du Réseau québécois d’urgences pour les mammifères marins