Jamais autant de harts n’ont été plantés depuis 88 ans à la pointe de la rivière Ouelle. Comme l’ont fait jadis les ancêtres de Georges-Henri et Pierre Lizotte, une douzaine de « plantards » se sont mis à l’œuvre pour reconstituer la pêche aux marsouins – une pratique réalisée à cet endroit pendant environ 230 ans –, mais cette fois sous la direction du capitaine Marc Harvey. Samuel St-Pierre, cinéaste, a filmé cette page d’histoire, caméra à l’épaule, les deux pieds plongés dans les eaux à marée basse du Saint-Laurent.
Huit heures, le 31 août en matinée. Le vent qui souffle d’ordinaire sur Rivière-Ouelle a pris congé, tout comme les nuages qui s’accrochent à la région depuis le début de l’été. Le ciel est d’un bleu qui teinte les eaux du fleuve, et le soleil prend toute la place, un temps parfait pour la lentille de Samuel St-Pierre. « Il y a certainement un peu de Pierre [Perrault] derrière ça », a-t-il dit, heureux, tout en déchargeant sa caméra du véhicule qui l’a conduit à la pointe de la rivière Ouelle ce matin-là.
Le Capt. Marc Harvey, qui a piloté le NM Trans-Saint-Laurent durant 27 ans entre Rivière-du-Loup et Saint-Siméon, s’affaire au même moment à organiser les troupes. Reconstituer la pêche aux marsouins n’est pas une mince tâche, mais ce Coudrilois d’origine, dont le grand-père Abel Harvey a fait la même chose pour la caméra de Pierre Perrault il y a plus de soixante ans, a bien étudié les cartes et les documents d’archives fournis par la famille Lizotte.
« Nous, on a les GPS, mais les “vieux”, eux, fonctionnaient avec des repères visuels. Quand ils commençaient à tendre la pêche, ils gouvernaient en direction de la pointe est de mon île. Ils s’en allaient au large, à marée basse, sur une distance d’environ un mille et quart. Comme ça, ils étaient sûrs de ne pas se tromper », a-t-il raconté à son armée de « plantards », surnom donné aux planteurs de harts par le cinéaste Pierre Perrault dans son documentaire Pour la suite du monde.
La marée du 31 août sera à son plus bas à 11 h, pour une durée de 30 à 45 minutes. Il ne faut pas tarder. Les troupes de Marc Harvey sont prêtes à partir; elles ont déjà rempli le canot et la chaloupe qui serviront à transporter les harts, ces troncs d’arbres sans branches utilisés pour la pêche aux marsouins (bélugas) dans le Saint-Laurent. Le temps est venu de prendre le large, avant que le retrait complet des eaux ne nuise à la navigation.
La première équipe s’attardera au « mur » en direction de L’Isle-aux-Coudres. La seconde va s’attaquer aux « ailes », l’une au large et l’autre en amont. Cette vingtaine de harts, de 18 à 20 pieds de hauteur, donne l’impression de minces palmiers dénudés lorsqu’ils s’élèvent sur les fonds marins du Saint-Laurent à marée basse. Leur nombre est toutefois sans commune mesure avec les 7200 qui servaient jadis à piéger les bélugas, et qui étaient distancés d’à peine un pied et demi les uns des autres.
Résonner
« Avec ça [cette reconstitution], je crois que mon projet est pas mal fini », a exprimé Samuel St-Pierre, d’un ton satisfait. Le cinéaste de Sainte-Félicité-de-L’Islet travaille sérieusement à son documentaire Résonance d’un fleuve depuis plus d’un an. Inspiré par la démarche de cinéma direct de Pierre Perrault, et par son œuvre Pour la suite du monde, il souhaitait se pencher sur les pêches traditionnelles encore réalisées aujourd’hui à la fascine — capelan dans Charlevoix et anguille au Kamouraska —, mais également sur la pêche aux marsouins pratiquée jusqu’en 1922 à L’Isle-aux-Coudres, et jusqu’en 1935 à Rivière-Ouelle.
Une reconstitution similaire à celle vécue le 31 août a été réalisée à L’Isle-aux-Coudres l’an dernier, toujours en compagnie du Capt. Marc Harvey. Samuel St-Pierre ne s’attendait pas à ce que l’occasion se présente de nouveau, mais cette fois à Rivière-Ouelle, jusqu’à ce que le capitaine Harvey lui-même suggère l’idée. Georges-Henri Lizotte et son fils Pierre, tous deux pêcheurs d’anguilles, mais descendants de pêcheurs de marsouins, ont rendu la chose possible. La résonance entre les deux rives est maintenant complète.
« J’ai fait la pêche à l’anguille avec mon grand-père, du temps qu’on utilisait encore des chevaux, et j’ai toujours entendu parler de la pêche aux marsouins, sans jamais avoir vu ce que c’était, à part sur les papiers historiques qui nous restaient. La proposition de Samuel et de M. Harvey, c’était la dernière chance qu’on avait pour se souvenir de ce qui s’était réellement passé ici », explique Pierre Lizotte.
Boucler la boucle
Midi. La marée a déjà recommencé à monter depuis un moment, et l’équipe de « plantards » la plus au large revient tranquillement vers la berge. Un dernier hart reste toujours à planter. Équipé de sa pince (pique de métal), Pierre Lizotte tente de transpercer la couche de galets qui repose sur la glaise. Les coups se succèdent, mais le fond du fleuve résiste. « On est sur la roche », confie-t-il.
Ses collègues et lui se déplacent de quelques mètres et recommencent à piocher. Chaque coup laisse découvrir davantage de glaise imprimée sur le métal de la pince lorsqu’elle ressort de l’eau, signe que le trou de deux à trois pieds nécessaire pour accueillir le hart se forme progressivement. « À chaque coup de pince, Pierre repense à son grand-père, et il se réapproprie sa mémoire, en quelque sorte. Il n’y a pas mieux pour témoigner du rapport entre l’homme et son territoire », philosophe le cinéaste.
« On l’a! », s’exclame soudainement Pierre. L’équipe de « plantards » soulève le dernier hart, et le hisse dans les airs pour mieux l’enfoncer, comme un drapeau planté sur un territoire nouvellement conquis. Le bonheur est grand, la satisfaction est totale, et la mission a été accomplie : ressusciter la pêche aux marsouins le temps d’un avant-midi à Rivière-Ouelle, juste assez longtemps pour l’immortaliser à jamais.





