Il y a des années que la Dre Marie-Ève O’Reilly-Fromentin consacre sa vie aux patients du Kamouraska. Médecin de famille à La Pocatière, elle est de celles qui roulent des centaines de kilomètres pour aller voir leurs patients, souvent des aînés, qui s’arrêtent pour l’écouter, qui connaissent leur histoire par cœur. Aujourd’hui, cette vocation qu’elle chérit se heurte à ce qu’elle décrit comme un mur : la Loi 2 sur la rémunération et la performance des médecins, adoptée récemment.
« J’ai peur pour ma profession, dit-elle d’entrée de jeu. Moi, j’aime soigner les gens. Mais on est en train de transformer notre travail en course contre la montre », dit-elle. C’est que la Loi 2 impose désormais des cibles collectives de performance aux médecins. Chaque groupe de médecine familiale (GMF) doit atteindre un nombre précis de patients vus ou inscrits, sous peine de voir sa rémunération réduite. Et le rattrapage ne se fait que trois mois plus tard, à condition d’avoir atteint les quotas.
« Avant, si je décidais de prendre une heure avec un patient plus fragile, j’étais simplement moins payée pour le faire, explique-t-elle. Maintenant, si je le fais, ce sont mes collègues qui écopent. On parle d’une responsabilité collective, où les médecins sont jugés comme une équipe de production. Ce n’est pas ça, la médecine », dit-elle en entrevue.
La loi oblige aussi chaque médecin à accueillir un nombre croissant de nouveaux patients, sans qu’aucune nouvelle ressource soit ajoutée. « Pas d’infirmières supplémentaires, pas de secrétaires, pas de professionnels en soutien. Rien. On nous impose de faire plus, mais avec les mêmes outils, et souvent moins de temps », déplore-t-elle.
En région, une réalité différente
Ce nouveau cadre touche durement les régions comme le Kamouraska. « Dans les grands centres, ce sont les spécialistes qui tiennent les hôpitaux. En région, ce sont les médecins de famille. On fait tout. L’urgence, l’hospitalisation, les soins à domicile, les suivis palliatifs. Pendant que je suis à l’hôpital, je ne suis pas à ma clinique. Pendant que je conduis pour aller voir un patient en fin de vie, je ne vois pas mes autres patients. Mais tout ça, le gouvernement ne le compte pas », dit-elle.
Actuellement, le Kamouraska compte environ 26 ou 27 médecins de famille. Selon la Dre O’Reilly-Fromentin, il en faudrait au moins 32, selon les calculs du groupe médical local. Et déjà, le déséquilibre se fait sentir. « On a une médecin qui a remis sa démission. Elle ne veut pas qu’on révèle son nom pour ne pas inquiéter ses patients, mais elle a craqué. Elle ne voulait plus vivre avec cette pression. »
Cette démission, pour elle, est un signal d’alarme. « Si on continue comme ça, on va en perdre d’autres. Et en région, quand un seul médecin part, c’est tout le système qui vacille. »
Une détresse partagée
Dans son témoignage publié sur Facebook, et reproduit intégralement dans cette édition, la Dre O’Reilly-Fromentin a visiblement écrit avec son cœur. Elle y parle du temps qu’il faut pour bien comprendre un patient, des discussions avec les proches aidants, des échanges avec les infirmières et travailleurs sociaux, de la complexité des soins à domicile. « Tout ça, ça ne se mesure pas, dit-elle. On parle de chiffres, pas de visages. »
Elle s’inquiète aussi de la culpabilité qui s’installe. « Je suis une mère monoparentale. Quand un de mes enfants est malade, je prends du temps pour lui. Mais maintenant, ce temps-là, il coûte à mes collègues. Est-ce que j’ai envie qu’ils soient pénalisés parce que je prends soin de ma famille ? On n’est pas des machines. »
Marie-Ève O’Reilly-Fromentin évoque un « climat de peur et de découragement ». Plusieurs de ses confrères songeraient à quitter, d’autres à devancer leur retraite. « On voit une détresse qu’on n’a jamais vue avant, confirme-t-elle. Le programme d’aide aux médecins [voir autre texte] reçoit un nombre record d’appels. Ce n’est pas du chantage politique, c’est réel. »
Retrouver le sens
Malgré la colère et la peur, la Dre O’Reilly-Fromentin a décidé de rester. « Je le fais pour mes patients. C’est eux qui me retiennent. Quand je les vois sourire, quand je les aide à rester à domicile un peu plus longtemps, ça me rappelle pourquoi je fais ce métier. »
Mais elle souhaite que le gouvernement retourne à la table de négociation. « Il faut revoir le système, pas en rajoutant des contraintes, mais en ajoutant du soutien. Il faut plus d’infirmières, plus de travailleurs sociaux, plus de marge humaine. Et surtout, il faut arrêter de gérer la médecine comme une usine. »
Pour elle, la solution passe par la confiance et la collaboration, pas la coercition. « On est prêts à faire notre part, dit-elle. On veut voir nos patients. Mais laissez-nous le temps de bien le faire. Parce qu’à trop vouloir compter les minutes, on finit par perdre l’essentiel. » Et cet essentiel, pour la Dre Marie-Ève O’Reilly-Fromentin, c’est l’humain.
La Dre Marie-Ève O’Reilly-Fromentin craint les conséquences de la Loi 2 sur les soins de santé en région. Photo : Archives Le Placoteux
Réactions sur les réseaux sociaux
« Si la loi est appliquée telle quelle, c’est la continuité des soins à domicile et l’aide médicale à mourir qui disparaîtront. On surcharge les médecins sans leur donner de moyens. » — Isa Roch
« Je travaille avec eux depuis plus de dix ans. Ce sont des gens passionnés et humains. Je suis à boutte que le gouvernement les traite comme des paresseux. J’ai écrit à mon député avec mon bébé dans les bras pour dire que ça suffit. » — Cynthia Bouchard
« Je partage tout ce que tu dis, Marie-Ève. Je suis très inquiète. » — Mylen Therrien
« Il faut rester humain. Tu fais du beau travail. On a besoin de médecins comme toi. » — Martine Millar

