8 juin 2021, 18 h. La chaleur caniculaire qui enveloppe le Kamouraska a des airs de déjà-vu. Le vent qui souffle du sud-ouest est tel qu’il fait lever la poussière au-dessus des champs des Tourbières Lambert.
Du haut de la Côte-des-Chats à Saint-Pacôme, au belvédère de la croix, Réjean Théberge, Pascal Laplante et Francis Pelletier ont répondu à l’appel du Placoteux. De là, le panorama sur le Kamouraska, le fleuve et les montagnes de Charlevoix est à couper le souffle. Les Tourbières Lambert de Rivière-Ouelle se dessinent aussi très bien dans la plaine.
L’an dernier, au plus fort du feu, le Tout-Kamouraska s’était massé à ce belvédère, sans trop de distanciation. Il faut dire que de là, la vue sur le feu de tourbes et de forêt qui faisait rage depuis le 19 juin aux Tourbières Lambert était spectaculaire. Le 20 juin dans la journée, alors que le vent avait tourné la nuit précédente pour se mettre à souffler du nord-est, le nuage de fumée s’élevait comme un mur tout juste devant le regard des curieux et s’étendait comme une gigantesque traînée de poudre prête à ensevelir La Pocatière, située plus à l’ouest.
Ce nuage de fumée, Réjean Théberge, pompier à la Régie intermunicipale en protection incendie du Kamouraska Ouest s’en rappelle très bien. Quand le feu s’est déclaré le 19 juin, cet amateur de kitesurf profitait de conditions exemplaires pour la pratique de son sport dans la Grande-Anse à La Pocatière. Le vent soufflait du sud-ouest à vive allure et la chaleur était telle que seule l’eau du Saint-Laurent avait le pouvoir de rafraîchir.
« J’ai aperçu le panache de fumée au loin. J’ai été appelé et je me demandais si je devais y aller. J’ai fait un arrêt cardio-respiratoire il y a 20 ans et au-delà de 24 °C, je trouve ça plus difficile. Il devait faire 30 ou 32° cette journée-là. Ç’a m’inquiétait, mais j’ai rejoint l’équipe quand même, tout de suite après l’attaque initiale. »
Pascal Laplante, lui, est président du syndicat des employés des Tourbières Lambert à Rivière-Ouelle. Il travaille à l’usine. Il se souvient encore comment tout a commencé.
« Un employé était venu me chercher pour me dire qu’il se passait quelque chose dans la plaine (la tourbière). Les contremaîtres sont venus nous voir ensuite et ils ont fermé l’usine au complet. On n’avait plus de contact avec les employés de la plaine. Les gens étaient affolés. Le lendemain, la stratégie avec les pompiers et les agriculteurs étaient bien définis et on était tous prêts pour la suite. »
Francis Pelletier de la Ferme Pellerat et des Services agricoles Grondin faisait de son côté les foins dans ses champs à Saint-Roch-des-Aulnaies. « On a vu ça d’aussi loin que le 2e Rang », dit-il, soit une trentaine de kilomètres à l’ouest des Tourbières Lambert. « Un producteur nous a appelés et il nous a dit de venir aider à éteindre. On est parti avec deux tracteurs et deux citernes de 5000 gallons donner un coup de main. »
La suite
Pour Réjean, Pascal et Francis, ces bouts d’histoires qui diffèrent représentent que le début de 10 jours d’engagement à contribuer à éteindre le feu aux Tourbières Lambert, à raison de 12 à 16 heures quotidiennement. Et ils le disent bien humblement, ne voulant pas s’approprier de mérite quelconque, des centaines de personnes ayant mis autant d’ardeur qu’eux durant toute la durée de la tragédie.
Pour la suite, les trois hommes sont plus réservés. Peut-être ne veulent-ils pas répéter tout ce qui a déjà été dit sur le sujet ? Ou peut-être que devant l’intensité de l’événement, leur mémoire du désastre s’est tout simplement éteinte en même temps que le feu ?
Réjean Théberge, pompier depuis plus d’une vingtaine d’années, en a vu d’autres, même si ce feu est le plus gros qu’il a combattu. Il est peut-être le moins avare de commentaires des trois. Il raconte entre autres comment il s’est brûlé au deuxième degré en plongeant sa main dans une flaque d’eau d’un champ pourtant noyé d’eau. « Ça vous donne un aperçu du comment la chaleur était intense et profonde », dit-il.
Il saute ensuite vite au plus beau, la solidarité. On le comprend, n’est-ce pas ce qu’on devrait retenir, un an plus tard ? Il souligne l’apport indispensable des citernes de 5000 gallons des agriculteurs qui a été salutaire. « Nos camions, c’est seulement 2500 gallons », précise-t-il. « Ça ne sert pas juste à étendre du fumier », rétorque Francis Pelletier, en réponse aux critiques que les agriculteurs encaissent trop souvent lorsqu’ils font usage de ce type de machinerie.
L’agriculteur en a aussi beaucoup à dire sur l’entraide qui a régné durant le feu. Il est fier de sa région, avoue-t-il. Sa famille, dont la ferme a été la proie des flammes il y a plus d’une dizaine d’années, avait déjà bénéficié de cet élan de solidarité qu’on qualifie de typique aux milieux ruraux. Francis Pelletier se réjouit que cette valeur soit toujours présente aujourd’hui.
Pascal Laplante tire surtout des leçons et raconte que les pratiques ont été revues par son employeur. « Des feux dans une tourbière, il va toujours en avoir. Plus il fait chaud, mieux c’est pour récolter de la tourbe. Le problème, c’est le vent, parce que c’est là que ça peut devenir dangereux », précise-t-il dans un souci d’éduquer et non de banaliser.
Il reconnaît toutefois qu’une crainte subsiste toujours chez les employés, mais que les mesures prises par l’entreprise sont rassurantes. « Dès que des pointes de plus de 40 km/h sont enregistrées, les opérations sont maintenant arrêtées dans la tourbière. Aujourd’hui est un bon exemple, c’était une belle journée pour récolter, mais les gars ont analysé la situation dans les champs et ils sont revenus. Tout le monde est prudent. »
Réjean Théberge dit comprendre cette nervosité. Lui-même, il l’est toujours, peu importe l’ampleur du feu. Chaque fois qu’un appel survient, l’adrénaline monte. La veille de la rencontre, un feu s’est déclenché au Domaine Nos étés à Saint-Denis-De La Bouteillerie. Quatre maisons et une partie de la forêt environnantes sont parties en fumée. La SOPFEU est de nouveau intervenue. Trois pompiers ont été victimes d’un coup de chaleur. Le brasier a été depuis maîtrisé, mais les conditions climatiques qui régnaient quand cet incendie a pris naissance et la mobilisation des ressources qu’il a nécessitée pour le combattre ont ravivé les braises de l’inquiétude chez les pompiers, le souvenir du feu aux Tourbières n’étant pas bien loin, souligne-t-il.
18 h 30. L’heure du souper a sonné, le vent s’est calmé, la poussière retombe tranquillement et les moustiques recommencent à nous tourner autour. Pascal, Réjean et Francis rentrent chez eux. L’image ne peut être plus parfaite. Après le déchaînement de la nature, la vie reprend toujours son cours.