C’est la première fois que notre génération est confrontée à une guerre qui met en danger les fondements de l’ordre mondial instauré après la dernière guerre mondiale, notamment le droit de chaque peuple de vivre en paix sur son territoire et de choisir son gouvernement et ceux avec qui il veut s’associer, en un mot, la souveraineté nationale.
Ce n’est pas nouveau que les grandes puissances veuillent jouer aux gendarmes et tracer les frontières des pays au gré de leurs ambitions et de leurs intérêts. Mais cette fois-ci, c’est particulier à plusieurs égards.
D’abord, il s’agit de la souveraineté d’un grand pays de 45 millions d’habitants, situé au centre de l’Europe, porteur de la grande tradition slave et orthodoxe, considéré comme le grenier de l’Europe et une réserve stratégique de ressources naturelles. Ayant connu la domination russe de 1917 à 1989, c’est en toute connaissance de cause que l’Ukraine et plusieurs pays voisins choisissent de s’allier à l’Europe et au pacte de défense de l’OTAN.
Ensuite, l’envahisseur, le président russe Poutine, est un des joueurs majeurs du monde, qui contrôle par la force et l’information la population russe actuelle et semble déterminé à utiliser toutes les armes, y compris les armes atomiques, pour s’assurer le contrôle de l’Ukraine — qu’il considère russe —, et peut-être plus loin encore.
Mais ce qui est nouveau dans cette guerre cruelle et illégitime, qui n’est pas sans rappeler les invasions d’Hitler en 1939, c’est l’ampleur de la réaction mondiale. Le monde a changé depuis la chute du mur de Berlin en 1989. Grâce au libre-échange et aux moyens de communication accessibles à tous, les liens économiques et culturels sont désormais si étroits que partout dans le monde les citoyens interviennent dans cette guerre, protestent, boycottent, envoient de l’aide, accueillent les réfugiés, etc. Les dirigeants politiques eux-mêmes — l’Europe, l’Amérique, l’ONU, l’OTAN — vont plus loin qu’ils n’ont jamais été pour tenter d’isoler la Russie et soutenir la résistance héroïque des Ukrainiens, sans toutefois provoquer une confrontation militaire qui pourrait tourner à la catastrophe nucléaire. Le monde entier se sent concerné et appuie les Ukrainiens. 188 sur les 193 pays membres de l’ONU ont appuyé la condamnation de cette guerre. Le peuple est désormais un acteur majeur de la guerre : celle-ci n’est plus seulement l’affaire des chefs d’armée.
Ce que nous redécouvrons tous à travers cette guerre, dont l’issue s’annonce catastrophique, c’est que la démocratie — ou du moins ce qu’il en reste — est quelque chose de précieux : la souveraineté du peuple, la souveraineté de l’État, les élections libres, le respect du droit, la liberté d’information et d’expression, une certaine idée de la liberté, de l’égalité et de la solidarité. Nos pays occidentaux ont aussi un sérieux examen à faire, car s’ils aiment bien se vanter d’être des démocraties, ils n’hésitent pas souvent à la bafouer et à s’immiscer dans les affaires des autres pays pour des intérêts économiques sans scrupules : on se souvient du Vietnam, de l’Irak, de la Libye, de l’Afghanistan, du Chili, etc.
Ces derniers temps, chez nous aussi, on a outrageusement abusé des mots « liberté », « démocratie », « dictature », utilisés à toutes les sauces. En Ukraine, en ce moment, ces mots veulent dire autre chose et les Ukrainiens en mesurent la portée et le prix. Pour nous aussi, cette guerre — en espérant qu’elle ne se mute pas en guerre militaire rangée — et la solidarité mondiale qu’elle suscite, n’auront de sens que si elles marquent le début d’une prise de conscience de ce que représente la vraie démocratie et le vrai pouvoir du peuple dans notre vie collective.