Moi, j’habite dans le rang 2, 3, 4…

Vue sur Saint-André-de-Kamouraska. Photo : Nicolas Gagnon

François Legault s’est fait chicaner récemment pour avoir prétendu que l’esprit d’égalité et de solidarité sociale des Québécois était un héritage de la religion catholique. C’est vrai qu’on peut trouver bien d’autres explications à l’esprit de corps et de coopération qui nous caractérise en Amérique et dans le monde.

Pour commencer, l’hiver a été peut-être le plus grand facteur de solidarité de nos ancêtres. C’est l’hiver et l’étendue de ce pays qui nous ont forcés à nous entraider pour survivre. D’ailleurs, nous avons eu besoin des Autochtones pour apprendre à nous déplacer sur le fleuve et dans la neige, à nous habiller chaudement, à nous nourrir l’hiver et à vivre librement par nos propres moyens.

Un des traits de notre pays qui témoigne le mieux de l’esprit de solidarité de nos ancêtres est la façon dont s’est fait le peuplement du territoire : les seigneuries et les rangs. La division du territoire par rangs est un système de peuplement unique au monde, et il a été une façon d’assurer l’entraide et l’autonomie des habitants jusqu’à tout récemment.

Qu’est-ce que le rang? C’était d’abord une façon de distribuer les terres le long du fleuve, en étroites lisières de 3 ¾ arpents de large sur 28 de long, pour un total de 100 arpents, de façon à ce que chacun ait un accès au fleuve et à la forêt, à un voisin proche en cas de besoin, l’hiver surtout, et à son petit bout de chemin à entretenir l’été et l’hiver pour la circulation locale. Pendant plus de 100 ans, le fleuve a été la seule route pour les déplacements importants.

Cette première rangée de terres s’est appelée par la suite le rang 1 (qui est devenu la route 132 au sud et la route 138 au nord), et quand les rives du fleuve ont été occupées, on a fait des chemins de traverse et on a ouvert les rangs 2, 3, 4, jusqu’à 8 ou 10 à l’intérieur des terres.

Le seigneur, lui, devait fournir le moulin qui permettait de moudre le blé pour le pain, de carder la laine pour les vêtements, et de scier le bois pour les bâtiments. Les Anglais, eux, ont fait des cantons où les maisons sont éparpillées.

Quand on devait déroger à cette géographie, ou plutôt à cette géométrie de la solidarité, pour épouser les caprices du terrain, alors on donnait des noms à ces rangs, chemins ou routes qui sortent du cadre. Ici, cela nous a valu le rang de l’Embarras, le rang Mississipi, le rang du Petit-Village, le rang de la Montagne-à-Plourde, le rang du Cap, le rang de la Haute-Ville, le rang de la Canelle, le rang du Petit Moulin, le rang des Côtes, le rang Ste-Croix, etc. Et chacun de ces rangs a sa petite histoire de solidarité.

Après la Conquête par les Britanniques, qui se sont emparés du commerce et des affaires dans les villes, les « Canadiens » se sont réfugiés dans les campagnes pendant 200 ans, de 1760 à 1960, où ils ont survécu en autarcie, grâce à leur solidarité. Le rang, plus que le village, était le lieu de cette entraide. La petite école de rang était prise en charge par les habitants du rang eux-mêmes. Et bien sûr, les curés de paroisse, les sœurs et les frères ont aussi joué un rôle important dans cette société de solidarité, pour le meilleur… et pour le pire aussi!

Pas étonnant que lorsque la Révolution tranquille a débuté, l’État québécois ait pris la relève en devenant rapidement un agent de redistribution sociale exceptionnel. De la Caisse de dépôt à notre système de santé et de services sociaux, aux CPE, en passant par l’économie sociale et coopérative omniprésente, le Québec est devenu la société la plus égalitaire et la plus solidaire en Amérique.

Le peuple québécois s’est forgé en s’adaptant à une nature exigeante, et malgré l’occupant anglais. Il doit sa résilience et sa solidarité à son indépendance et à son endurance.