S’offrir des vacances à l’étranger, existe-t-il plus belle évasion dans une vie ? La fébrilité et l’excitation qui précèdent les jours, les semaines, voire même les mois avant le départ nous permettent d’anticiper tout le bonheur et le bien-être qu’on s’attend tirer de cette expérience. Une fois sur place, rares sont les occasions où nos attentes ne sont pas comblées. Le plaisir est tel qu’on devient pratiquement naïf. On flirte avec l’insouciance, au point de baisser notre garde, avec raison. Pourquoi le pire arriverait-il ?
C’était le cas de Sébastien Frève et d’Henriette Lizotte en mars 2020. Le couple s’était envolé avec la sœur d’Henriette et son mari pour la République dominicaine, point de départ d’une croisière paradisiaque dans les Caraïbes.
Le couple de Sainte-Anne-de-la-Pocatière avait plusieurs choses à célébrer durant cette escapade au soleil : leurs 47 ans de mariage, leurs 50 ans de vie de couple, les 80 ans de Sébastien, l’anniversaire de la sœur d’Henriette. Le bateau promettait les amener successivement à Saint-Martin, La Martinique, La Guadeloupe, des endroits qu’ils ont finalement vu défiler sans réellement en profiter comme il se doit.
« Ma sœur aurait voulu prendre un autre bateau. Sébastien tenait mordicus à celui-là. Il avait eu 80 ans en janvier, c’était comme son cadeau d’anniversaire », raconte Henriette.
Un cadeau empoisonné, au sens littéraire comme au sens figuré, car cette croisière a été la dernière de Sébastien Frève, décédé de la COVID-19 le 23 mars, trois jours après leur retour chez eux. Il demeure à ce jour la première victime de la COVID-19 au Bas-Saint-Laurent.
Un an plus tard, lorsqu’elle raconte comment ce qui devait être une croisière de rêve a tourné au cauchemar, Henriette Lizotte impressionne par son exactitude des événements et la précision de ses souvenirs. La tournure des événements est si tragique qu’on serait porté à penser que la mémoire aurait préféré être plus sélective. « Tu n’oublies pas une histoire comme ça », dit-elle, à la mi-récit.
La croisière
Ils sont partis tous les quatre le 9 mars, à l’époque où la COVID-19 était une réalité encore un peu floue. Nulle part on n’incitait à la désinfection des mains. Rares étaient ceux qui portaient un masque. Et la température ? « Prise seulement à la sortie du bateau », se rappelle Henriette.
Ils sont embarqués sur le bateau en soirée. Le lendemain, on les amenait sur une île réservée strictement à la baignade. Le transport entre cette île et le bateau était assuré par une petite embarcation. « On devait être une vingtaine entassée les uns sur les autres, pas de masques… »
Une sortie sur une autre île a été tenue le lendemain, reprenant le même type de transport entre le bateau et la terre ferme. Lorsqu’ils sont retournés en mer en soirée, l’équipage a informé les passagers qu’une personne venait de décéder « du cœur ».
« On se doutait que c’était probablement la COVID, mais en même temps on n’était pas préparé à ça. On était insouciant, on s’inquiétait peu. On est allé manger pareil, comme tout le monde. On se servait tous dans les mêmes plats, pas de masques, pas rien », raconte Henriette.
Mais les vacances étaient tout de même terminées, car dès le lendemain, tous les services sur le bateau étaient fermés. Tous devaient demeurer confinés dans leur chambre. Seule sortie autorisée : une balade sur le pont, sans plus.
Sébastien, Henriette, sa sœur et son beau-frère en étaient alors à leur troisième jour en mer. Déjà, ils étaient tous infectés. « On était tous les quatre sur les Tylenol. On faisait tous de la fièvre. »
Le bateau a continué de faire les escales prévues à l’horaire, mais plus personne n’avait le droit de quitter le navire. Le quatuor devait reprendre l’avion à partir de la République dominicaine. Ils ont finalement quitté le bateau en Guadeloupe et pris un vol pour Miami dans l’espoir de rentrer au pays.
L’escale
Une fois en Floride, les deux couples attendaient d’être replacés sur des vols vers le Canada. Henriette était déjà mal en point et cumulait plusieurs symptômes de la COVID. À l’embarquement pour un vol vers Montréal, elle a eu le malheur de tousser. On lui a demandé de sortir, de passer un test et de se présenter de nouveau qu’avec un résultat négatif.
« Mon mari, ma sœur et mon beau-frère m’ont suivi. On a pris un taxi et on a demandé de nous conduire à un endroit où on pouvait passer des tests. On n’avait même pas d’argent américain sur nous et la plupart des chauffeurs de taxi ne voulaient même pas prendre de cartes de crédit ».
Pendant que Sébastien faisait des vérifications avec leur assureur concernant leur couverture santé, Henriette s’est débrouillée pour passer un test de COVID-19 en anglais, alors qu’elle ne parle pas un traître mot de cette langue. Ils ont passé la nuit à l’hôtel dans l’attente du résultat, sans savoir combien de temps cela prendrait. Sa sœur et son beau-frère sont retournés à l’aéroport le lendemain, dans l’espoir de rentrer au pays, ce qu’ils ont réussi à faire.
« Mon beau-frère était déjà très malade, il faisait 103 de fièvre. Il grelottait, ce n’était pas croyable. » Ce dernier est finalement décédé dans les jours suivants.
Henriette et Sébastien ont tenté leur chance à l’aéroport le lendemain, sans même avoir le résultat du test. Ils ont réussi à prendre un vol pour Toronto, ensuite vers Québec. Ils sont rentrés chez eux le vendredi 20 mars en soirée.
Le retour
La santé de Sébastien s’est mise à décliner durant cette fin de semaine. Dès son retour, il a appelé son médecin pour un rendez-vous qui lui a été donné le lundi suivant. Entre-temps, il s’est rendu à Rivière-du-Loup se faire tester, ses symptômes étant de plus en plus importants. « Il s’est couché le soir tout habillé tellement il était fatigué », se rappelle Henriette.
Le lundi matin, son état s’était encore détérioré. Le médecin de Sébastien lui a recommandé de se rendre à l’hôpital sur-le-champ et de passer par l’entrée des ambulances. « Il est tombé à moitié par terre et sur une chaise roulante. Il est décédé comme ça. »
Le personnel présent a tenté de le réanimer pendant 45 minutes, en vain. Henriette était contagieuse, elle ne pouvait donc pas rester. « Je n’ai même pas eu la chance de le voir une dernière fois », avoue-t-elle, émotive.
Henriette Lizotte a passé un bon mois malade, obligeant ses enfants à s’occuper pratiquement de tout. Les funérailles de Sébastien ont été tenues en juin avec un nombre limité de personnes. « Y’a des amis qu’on n’a même pas pu inviter. C’est tellement déshumanisant. Comment tu peux faire ton deuil dans des circonstances comme celles-là » questionne-t-elle encore aujourd’hui ?
Ce questionnement s’ajoute aujourd’hui à l’incompréhension face à un bateau qui a pris la mer, alors qu’il n’aurait pas dû. « Pour qu’on attrape le virus aussi vite, c’est parce qu’il y avait déjà des gens malades quand on est arrivés ! Pourquoi le bateau n’a pas fermé ses portes ? Si le bateau avait été annulé, on ne serait jamais partis. »
Un an plus tard, les blessures sont donc encore vives. Malgré tout, Henriette Lizotte a accepté de raconter son histoire, sachant que la fin est tout sauf heureuse. Elle l’a fait en hommage à son mari qui a partagé sa vie durant 50 ans et dont la mémoire n’a pu être célébrée comme il se doit en raison de cette pandémie.
« J’ai été chanceuse, d’une certaine manière. Ç’aurait pu être moi. Mais mon mari, lui, même s’il avait 80 ans, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui. On avait le droit à plus. »