La gestion du fleuve Saint-Laurent n’est pas une mince affaire. Pour assurer le bien-être de ses habitants cohabitant avec les activités humaines, il est nécessaire d’effectuer des études et de la surveillance; un travail qui s’avère complexe et onéreux. Une entreprise rimouskoise d’adoption souhaite améliorer le processus par son outil, Möbius. L’idée est la suivante : utiliser l’intelligence artificielle pour détecter des mammifères marins à partir d’images aériennes, mais plus efficacement qu’une paire d’yeux humains — 25 fois plus efficacement.
Emily Charry Tissier, PDG et cofondatrice de Whale Seeker, l’entreprise derrière Möbius, voyait à quel point l’analyse d’images aériennes par les biologistes était coûteuse en temps. De plus, il y avait place à amélioration au niveau de la fiabilité de la détection d’animaux, d’un observateur à l’autre. « Il y avait tellement de nuances dans la détection de mammifères marins. Du coup, les données à partir desquelles les décisions sont prises pouvaient beaucoup varier, rapporte-t-elle. On s’est dit “bon, il doit y avoir une façon facile de standardiser tout ça”. »
La biologiste de formation savait que ce problème était récurrent dans le monde des sciences marines. Cependant, la capacité budgétaire pour ce type d’innovation est généralement hors de la portée des gestionnaires de mammifères marins. Elle aurait « vu très rapidement qu’il fallait un budget d’au moins 100 000 $ pour trouver cette solution. Rien n’existait, il fallait commencer de zéro. » Emily Charry Tissier et son équipe ont ainsi pris sur eux la charge de cette tâche, choisissant de facturer à l’image plutôt qu’à l’heure. « On voulait rendre la vie plus facile aux biologistes et aux décideurs. »
Coût-bénéfice du temps
Möbius a fait ses preuves lors d’une étude menée conjointement par Whale Seeker et la Division de recherche aquatique de Pêches et Océans Canada. Lors de celle-ci, l’intelligence artificielle est parvenue à analyser 5500 images en 53 heures. En guise de comparatif, le même travail effectué manuellement par l’équipe de recherche a pris 1300 heures. L’outil est tout de même jumelé avec un membre expert de l’équipe, pour confirmer les données et ainsi en assurer la qualité, laquelle a également été validée par l’étude.
En contrepartie, son aspect pratique a un coût : quatre dollars par image. Étant donné la quantité élevée d’images à analyser par client, un nombre qui atteint aisément les quatre ou cinq chiffres, le recours à Möbius peut représenter une dépense considérable. Emily Charry Tissier justifie les frais du service de Whale Seeker, entre autres, par le fait que le coût total équivaut approximativement au salaire accordé à un biologiste effectuant le même travail. Le vrai gain se trouve au niveau du temps récupéré.
L’éventualité selon laquelle ce type d’image pourrait être analysé efficacement ouvre toutes sortes de portes dans l’esprit d’Esther Blier, directrice générale du Réseau d’observation des mammifères marins (ROMM). D’abord, ayant du temps libéré, ses équipes pourraient se consacrer à « d’autres tâches importantes ». La rapidité d’analyse pourrait aussi permettre de « réagir rapidement pour pouvoir mettre en place des mesures de gestion qui tiennent compte de la présence des baleines dans ces zones-là. »
Elle se réjouit également de la qualité alléguée des analyses de Möbius. « Plus les données sont fiables, plus on peut prendre des mesures de gestion qui sont adaptées à la réalité de ce qui se passe sur le terrain », explique-t-elle. Esther Blier reconnaît qu’il « y a encore tellement de choses qu’on ne connaît pas » au sujet des baleines, et qu’avec les changements climatiques, l’écosystème marin change.
La directrice générale du ROMM illustre le besoin de telles données par le cas de la baleine noire de l’Atlantique Nord. Ce mammifère, protégé par la Loi sur les espèces en péril, serait arrivé dans le fleuve Saint-Laurent il y a quelques années en suivant la migration modifiée des espèces dont elle s’alimente. « Quand on juxtapose une présence accrue de baleines avec des activités humaines, on augmente le risque de collision et d’empêtrement, prévient-elle. L’outil qu’on a, c’est de détecter efficacement [la présence de mammifères marins]. »
Utilisation responsable
Whale Seeker voudrait éventuellement rendre sa technologie capable de détecter les animaux en temps réel, en plus de la rendre accessible à tous. Mais avec grande efficacité vient grande responsabilité : l’utilisation de l’intelligence artificielle sera « strictement surveillée ». « On ne veut pas que ça pose de problèmes aux mammifères marins. […] On ne traite pas des images qui ont été prises sans permis, où on voit qu’on embête les baleines, ou si [le client] essaie de contourner les lois », assure la PDG.
Cette préoccupation fait d’ailleurs partie des raisons pour lesquelles le ROMM impose un délai d’environ 48 heures à la publication des données de ses membres observateurs sur la plateforme web de l’Observatoire global du Saint-Laurent.
Dans tous les cas, ni la PDG de Whale Seeker ni la directrice générale du ROMM ne prétendent que cette intelligence artificielle est une technologie parfaite. « Ce n’est pas Möbius tout seul qui va régler tous les problèmes. C’est un outil de plus qu’ont les gens pour chaque cas d’usage qui pourrait nécessiter des détections [de mammifères marins] ou un budget plus précis », conclut Emily Charry Tissier.