Je l’ai entendu

Annabelle Audet, 16 ans, de La Pocatière. Photo : Marc Larouche

Je l’ai entendu. Il n’a duré que quelques secondes, mais je l’ai entendu. Dans un contexte où je ne croyais pas cela possible. L’Humain, avec un grand H, est une bibite sociale. En groupe, les mots sont quelquefois inutiles quand la magie opère. Encore faut-il sortir de sa coquille.

Pourquoi une éclipse a-t-elle amené des milliers de personnes à se regrouper dans des endroits publics pour vivre un court événement avec des étrangers? Parce que c’était une occasion de se retrouver avec ses semblables avec un but commun : regarder en l’air. Jaser, être là.

Avouons que les occasions de se retrouver en groupe se font rares. À quand remonte votre dernière soirée sociale? J’en ai animé des centaines. Le monde s’y retrouvait pour s’amuser, jaser pour jaser. Vous savez, avec le genre de phrases qui se terminait toujours par « en tout cas »? Et on dansait, ou pas, et on rencontrait des gens, ou pas, mais on était là. On était une partie de l’énergie qui formait le groupe. Et on avait hâte à la prochaine fois. L’énergie du groupe, c’est grisant.

Magasinons!

Nous, bibites humaines, avons toujours socialisé. Ça s’est longtemps fait sur le parvis des églises après la messe du dimanche. Les églises se sont vidées, à tort ou à raison. Exit la socialisation du dimanche. Alors on fait quoi, le dimanche? Yé! on ouvre les magasins. Même Dieu ne peut plus se reposer le dimanche. Misère. Mais on socialise quand même. Dans les allées des commerces. C’est toujours ça.

Toujours est-il que…

Les gens ont sauté sur l’éclipse comme la misère sur le pauvre monde, parce qu’il y en a de moins en moins, des occasions de socialiser. La dernière fois, c’était pour courir acheter du papier de toilette durant la pandémie. Oui, il reste les festivals, les carnavals, mais pour combien de temps? Même Juste pour rire a fait faillite. On dira ce qu’on voudra, mais ce n’est pas drôle.

Les jeunes

Les jeunes, même s’ils ont souvent le regard dans leur téléphone jusqu’à ce que la mort de leur batterie s’ensuive, socialisent chaque jour. Ils y sont obligés par l’école, et c’est tant mieux. En groupe, il se développe une chimie. Les individus forment un groupe homogène avec des maillons tissés tellement serré qu’ils peuvent avoir une même réaction ensemble, en même temps, sans même se parler.

C’est ce qui s’est passé lorsque je l’ai entendu. Dans la cour de la polyvalente de La Pocatière, avec des ados de 13, 14 ou 15 ans. Ils sont sortis de l’école en parlant de tout et de rien. Puis, l’un d’eux a mis ses lunettes et a dit, « WOW! regardez, elle est là ».

Tous en même temps, ils ont mis leurs lunettes, ont levé la tête vers le ciel, et se sont tus. Pas longtemps, trois ou quatre secondes, mais ensemble, et en même temps. Avouez que c’est un exploit pour un groupe d’ados. Et c’est là que je l’ai entendu. Le silence.

Du coup, les jeunes semblaient tous réaliser en même temps que nous étions bien petits dans l’immensité de l’Univers. Annabelle Audet, 16 ans, de La Pocatière, tentait silencieusement de photographier le phénomène en gratifiant l’objectif de son cellulaire des lunettes fournies par l’école. Je partage le résultat avec vous. Elle en sera certainement fière.

« T’es pas game de faire le record de push-ups durant une éclipse ». Les rires ont fusé, les conversations ont repris, mais le miracle était accompli. Le groupe avait communié en faisant le plus beau témoignage à l’immensité de la vie, sans même ouvrir la bouche.

C’est pour ça que des milliers d’inconnus se sont rassemblés dans des endroits publics, en plein lundi après-midi. Pas juste pour regarder en l’air, mais pour être là, dans le groupe.

C’est à nous de créer des occasions de faire partie d’un groupe. En saluant notre voisin, en souriant à des inconnus rencontrés au hasard de la vie. Quand je suis seul, mon truc à l’épicerie est de demander à une inconnue comment faire cuire un rôti de porc. « Je suis juste un gars… » Rires assurés, liens créés.

Créons des occasions de rire, de parler, d’épuiser un sujet inutile et recommencer avec un autre, mais en groupe, comme le font les jeunes. La vie sera plus belle, les problèmes moins insurmontables. Nous entendrons quand même le silence en socialisant, mais il sera bienfaiteur. Demandez à vos ados. Ils vous le diront, ne serait-ce qu’en silence.

La photo surprenante prise par Annabelle. Photo : Marc Larouche
Le silence des jeunes a été court, mais révélateur. Photo : Marc Larouche