La déprime des agriculteurs

Photo : Stijn te Strake (Unsplash.com)

Ici comme en Europe, les agriculteurs ont beau travailler sept jours par semaine d’un soleil à l’autre et s’endetter pour se moderniser, ils n’arrivent plus. Les chiffres officiels sont formels : sans le soutien de l’État, l’immense majorité des fermes québécoises, y compris les plus grosses, rouleraient dans le rouge.

Pourquoi? Leurs coûts de production ne cessent de grimper : taux d’intérêt, coûts des matériaux, engrais, pesticides, machines, énergie et services professionnels, frais des nouvelles mesures pour protéger l’environnement, coût des terres, des quotas de production, de la mise en marché et de la paperasse.

Mais le principal responsable du déficit chronique des fermes et de la détresse qu’il engendre, c’est ce que les agriculteurs appellent de plus en plus « la concurrence déloyale » que leur font les aliments importés. Les multinationales de l’alimentation, comme Nestlé, Coca-Cola, General Food et autres, qui alimentent nos grandes chaînes d’épicerie, inondent nos marchés de produits bon marché en provenance de pays où la main-d’œuvre est peu payée, et où les normes sanitaires sont peu sévères ou inexistantes. Comment survivre dans un tel bar ouvert?

En 40 ans, notre taux d’autosuffisance alimentaire est passé de 80 % à 30 %, et moins de 2 % de notre alimentation provient des petites fermes de proximité.

Ce « bar ouvert », il a été « ouvert » au début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’on a inclus les produits agricoles dans les ententes de libre-échange comme s’il s’agissait de n’importe quelle marchandise, alors que l’agriculture est une activité vitale essentiellement liée à un territoire et à une communauté.

De 1992 à 1998, on a mis de côté l’autonomie alimentaire et l’agriculture paysanne préconisée par Jean Garon, Jacques Proulx (et José Bové en Europe), pour adhérer à la « conquête des marchés » soutenue par Lucien Bouchard, Brian Mulroney et le président de l’UPA d’alors, Laurent Pellerin.

L’industrie porcine d’exportation, et la culture intensive du maïs et du soya pour nourrir huit millions de porcs sont devenues le fer de lance de cette conquête des marchés qui a provoqué une concentration et une intégration rapide des fermes, des intégrateurs et des coopératives agricoles. Et aujourd’hui, ce modèle agricole, comme un ogre, est en train de dévorer nos agriculteurs et notre agriculture. L’effondrement des marchés du porc en est une démonstration, et le réchauffement du climat vient rajouter une pression de plus.

Pourtant, au Québec, contrairement à l’Europe, l’UPA et le gouvernement disposent de moyens puissants pour maintenir le revenu des agriculteurs à un niveau décent. La gestion de l’offre et les plans conjoints de mise en marché collective dans la plupart des productions permettent de contrôler les importations, de répartir la production dans toutes les régions, de négocier des prix planchers avec les grands acheteurs, et de protéger les marchés de proximité, alors que les assurances agricoles (l’ASRA surtout) viennent combler les déficits circonstanciels entre les revenus et les prix de production.

Mais au lieu de se servir de ces outils pour assurer la survie d’une agriculture diversifiée dans toutes les régions, on s’en est servi et on continue à s’en servir pour favoriser la concentration des terres, des entreprises, des quotas, et des intégrateurs coopératifs ou privés.

Il n’est pas trop tard pour bien faire. Le rapport de la Commission Pronovost, qui traçait des voies réalistes — qui sont toujours actuelles — pour modifier le modèle actuel, est sur les tablettes depuis 2008 en raison du blocage de l’UPA. Au lieu de s’en inspirer, l’UPA se contente de crier famine et d’exiger toujours plus d’argent du gouvernement, plutôt que des réformes en profondeur. Il faudra bien un jour qu’on s’attaque à changer ce modèle suicidaire d’agriculture issu du libre-échange, et qu’on revienne à une autonomie alimentaire écologique qui sache encadrer autrement les échanges souhaitables avec les autres pays.