J’ai lu Tintin très tôt dans ma vie. Le temple du Soleil m’a fait découvrir l’extraordinaire civilisation inca. Rascar Capac, Tournesol prisonnier au fin fond de la cordillère des Andes, Zorrino et ses lamas à travers la jungle; et puis, la prison, une date trouvée par hasard sur un bout de journal, la condamnation à mort… et la finale grandiose où Tintin, au moment même où la loupe va embraser son bûcher, commande au Soleil de voiler sa face. Tout ça sans lunettes de protection. Tintin, c’était un vrai héros.
Je revois la scène, à la fin de l’histoire : les Incas couraient partout, la tête entre les mains, paniqués de voir le dieu Soleil les renier ainsi. Tintin a ordonné au Soleil de revenir, et tout a bien fini. C’étaient évidemment des « codes culturels d’une autre époque », mais c’étaient les codes qu’on avait, et ce fut mon premier contact avec une éclipse.
J’ai grandi avec Tintin, et puis, un jour, il y a eu une éclipse au-dessus du Québec. Totale? Partielle? Je ne sais plus trop, mais je me souviens qu’à l’école, on avait joué le jeu à fond. Un documentaire sur les éclipses a été présenté au gymnase pour toutes les classes. On nous a montré des diagrammes, expliqué la formidable coïncidence qui a fait la Lune juste de la bonne taille, et l’a placée juste à la bonne distance pour qu’elle cache exactement le Soleil les jours de conjoncture. Je me souviens qu’en arts plastiques, on a fabriqué les fameuses boîtes à chaussures percées pour voir ce qu’il ne fallait pas regarder.
Parce que oui, on nous a aussi dit de ne pas regarder. Que celles qui regarderaient (on n’était que des filles dans mon école) risquaient de ne plus jamais rien voir d’autre. On nous a expliqué le pourquoi du comment, la rétine barbecue, tout ça. Ça nous a marquées, je m’en souviens encore. Mais on avait nos boîtes à souliers, et j’ai vu le disque au fond de la boîte devenir un croissant. Le plus beau, c’est que je comprenais ce qui se déroulait devant mes yeux. Aucune raison de courir partout, la tête entre les mains.
C’est quoi, ça?
Cinquante ans plus tard et un peu plus, je me serais attendue à ce que nous ayons bien intégré la science des éclipses. On n’est plus dans Tintin, n’est-ce pas? Comment, dès lors, expliquer cette folie, cette éclipse de la raison qui afflige nos dirigeants bienveillants depuis des semaines? École, pas école; lunettes, pas lunettes…
— Pensez donc, bonnes gens, que l’éclipse aura lieu à la fin des classes, comment contrôler les enfants dans les autobus? S’il fallait qu’un de nos chers trésors allât lever les yeux au ciel!
— Ah! oui, mais… l’occasion n’est-elle pas belle d’enseigner aux enfants la nature fascinante de ce superbe phénomène?
— Vous n’y pensez pas! Il faudrait payer des heures supplémentaires. Et puis, quelle responsabilité à placer sur les épaules de notre personnel!
— Oui, mais l’école, l’éclipse, la science…
— Oui, mais la sécurité, le budget, les assurances…
C’est ça
En me documentant pour écrire ce billet, je suis tombée sur une chronique de Patrick Lagacé qui a mis des chiffres sur nos angoisses collectives. L’article est éclairant, je vous le recommande. En gros, retenons que sur 215 millions d’États-Uniens survolés par l’éclipse du 21 août 2017, environ une centaine ont subi des dommages temporaires aux yeux. Patrick Lagacé a demandé à une astrophysicienne de projeter ce nombre sur la population canadienne actuelle, on parle de 18,6 personnes qui auraient pu être affectées par des troubles visuels temporaires. Au Québec, ce seraient 3,9 personnes.
Je pense souvent à cette étrange maladie endémique dans notre société. Je parle de la sécurite, une inflammation chronique du gène de la précaution. Nous tendons, parfois désespérément, vers le risque zéro, au risque de perdre la mesure. Ça rend la vie cacophonique.
Où tirer la ligne entre les précautions nécessaires et la paranoïa? C’est vrai que la petite frette entre les jambes n’avait pas d’allure, mais on arrête à combien le nombre de coussins gonflables dans la bagnole? C’est vrai que les enfants d’avant mouraient pas mal plus que ceux d’aujourd’hui, mais combien d’entre eux laisse-t-on encore marcher seuls pour aller jouer au parc à deux coins de rue de chez eux?
Depuis quelques semaines, certains fonctionnaires et membres du gouvernement nous ont joué la grande scène des Incas devant l’éclipse. D’un point de presse à l’autre, la colère du dieu Soleil est devenue de plus en plus redoutable. Les ministres, à deux doigts de se prendre la tête entre les mains, ne savaient plus à quel lobby se vouer. La science levait la main, derrière, sans jamais attirer l’attention du cabinet… On avait visiblement une crise de sécurite aiguë.
Ce que nous sommes
Heureusement, malgré les consignes contradictoires qui surgissaient au fil des jours, on n’a pas senti de panique dans la population. Elle en a déjà vu, des éclipses, la population, elle se souvient des boîtes à chaussures. Bien sûr, des parents ont dû se démener pour trouver un plan B quand on a fermé leur service de garde, mais d’autres avaient des équipes-écoles plus pragmatiques, qui ont saisi l’occasion d’une classe scientifique sur le terrain. À Saint-Louis-du-Ha! Ha! et à Cabano, Aster a installé des stations d’observation, avec des animateurs pour partager la connaissance. Partout, on a distribué des lunettes de protection.
Parce que l’éclipse, elle dure trois minutes et vingt secondes. Selon notre façon de gérer ces trois minutes, les enfants québécois les auront vécues avec ravissement ou avec anxiété; cachés derrière les stores de l’autobus, ou derrière le filtre protecteur de leurs lunettes, curieux, entourés d’adultes pédagogues, et raisonnablement en sécurité.
Dans la fiction, Tintin a utilisé la crédulité des Incas pour gagner sa liberté — et quelques sacs d’or, il faut bien le dire. Moi, j’ai eu la chance qu’on m’explique plutôt que de me faire peur, et j’ai compris que l’Univers est une merveille dont il est triste d’avoir peur, et que chaque occasion de mieux le comprendre est précieuse, mille sabords!