« À quoi servent ces perches dans le fleuve », demandent les touristes. Ce sont des pêches à anguilles.
L’anguille est un drôle de poisson, presque un reptile, qui nous vient de la préhistoire, une sorte de mémoire de la terre et de la mer. Comme l’esturgeon noir, sorte de cuirassé primitif au long nez effilé comme une lance et au sang-froid, pouvant mesurer plus de trois mètres, qui vit très vieux et ne se reproduit qu’à partir de 20 ans environ.
Les anguilles matures, à l’automne, quittent nos rivières et notre fleuve pour aller se reproduire dans la forêt d’algues (sargasses) enfouie au plus profond de la mer des Sargasses, cette mer mystérieuse située un peu à l’est de la Floride, où passe le Gulf Stream et où se trouve également, dit-on, le fameux Triangle des Bermudes et les ruines du continent enfoui de l’Atlantide. On est en plein mystère. Et les anguilles en font partie, parce que personne n’a jamais été capable d’observer comment elles se reproduisent, ni même de déceler leurs organes sexuels.
Tout ce qu’on sait, c’est que quelque temps après leur arrivée dans ces sargasses, il en ressort de milliers de « fouets », puis de petites civelles qui vont progressivement remonter vers nos rivières et celles de l’Europe, où, pendant une dizaine d’années, elles vont grandir et s’engraisser pour pouvoir faire à leur tour le grand voyage, un peu comme les oies blanches qui s’arrêtent ici au printemps en chemin vers le nord où elles pondent leurs œufs. On en est venu à la conclusion que la maturation de leurs organes sexuels ne se produit que durant leur voyage vers les Sargasses, et après s’être reproduites, elles meurent sur place.
Ce poisson préhistorique nous rappelle brutalement que la vie, nos vies, ne servent finalement qu’à nous reproduire pour durer dans le temps ! Ce sont les Premières Nations qui nous ont appris à planter ces fascines dans le fleuve à marée basse pour attraper les anguilles qui glissent sur les fonds, tout comme pour l’esturgeon et le marsouin (béluga). Ces fascines étaient autrefois tressées avec des branchages, puis on a utilisé de la grosse broche à poule, puis aujourd’hui des filets avec une grosse chaîne de fond qui maintient le filet en place, mais qui peut se soulever quand il y a de fortes tempêtes. Cette pêche traditionnelle nous a liés au fleuve d’une façon particulière. Le pêcheur d’anguille doit travailler à marée basse, beau temps mauvais temps, la nuit comme le jour, avec le cycle de la lune : c’est un corps à corps unique avec le fleuve et ses humeurs.
Et l’anguille étant un poisson gras au moment où on l’attrape, en chemin pour se reproduire, elle fut d’un grand secours pour nos ancêtres qui manquaient de protéines et de vitamine C en hiver. L’anguille et l’esturgeon salés et fumés étaient des mets de choix, particulièrement sur la Côte-du-Sud et dans Charlevoix. Ils sont aussi très prisés en Russie, au Japon ou en Chine : les civelles font même l’objet d’un marché noir. Leur peau a aussi servi à faire des lanières et des vêtements.
Leur survie est menacée de multiples façons. Étant des poissons gras qui rasent les fonds de l’eau, ils retiennent facilement les métaux lourds, comme le mercure, qui a parfois dépassé la norme acceptable. La pollution du fleuve les affecte comme les autres poissons, bien sûr : des malins racontent même avoir trouvé des esturgeons dont le museau était emprisonné dans une capote égarée dans les égouts rejetés dans le fleuve ! Mais ils ont surtout été décimés par la surpêche et par les barrages qui leur coupe le chemin dans leurs migrations, et surtout les broient dans leurs turbines.
On a failli perdre ces vieux ancêtres. C’est peut-être à Rivière-Ouelle et au Kamouraska que le patrimoine de cette pêche est encore le plus vivant. Il y a même eu autrefois une usine pour extraire l’huile de marsouin à Rivière-Ouelle. Aujourd’hui, grâce à nos poissonneries remarquables du Bas-du-Fleuve, l’anguille et l’esturgeon fumés, frais ou transformés font les délices des habitants et des visiteurs.