Mon père chantonnait toujours. Il n’y avait qu’à tendre l’oreille. On l’entendait de loin : « Mon cœur est un violonnnnnnnn ». Puis un « Salut les jeunes! » bien senti, large sourire en prime. Mon père aimait la vie. Il détestait les hôpitaux à s’en confesser. Paradoxal pour quelqu’un qui sera désormais connu pour avoir été bénévole durant 60 ans, dont 40 à visiter les malades!
Moi, les hôpitaux, j’en suis toujours ressorti guéri. Lui, le 14 octobre 1966, il en est sorti meurtri, défait, démoli. Après des heures d’attente et d’incertitude, seul dans un coin de l’urgence de l’hôpital de La Malbaie, un médecin a finalement eu le courage de venir lui annoncer que sa petite Brigitte, cinq ans, était décédée. Accident d’autobus scolaire. Ainsi, chaque fois qu’il entrait à l’hôpital, il se revoyait dans le coin, seul, abandonné.
Durant des années, chaque soir, il a assisté à la messe à La Malbaie, en se demandant « pourquoi » le Ciel lui avait infligé ça. S’il ne trouvait pas de réponse, il en ressortait avec le sentiment qu’il n’était pas seul. Que le frère André l’accompagnait.
Voyez-vous, à huit ans, papa a failli mourir des grandes fièvres. Contagieux, on lui donnait sa nourriture à l’aide d’une longue planche. Les médecins l’avaient décompté. En désespoir de cause, sa mère lui a mis une image du frère André sur le front. Rapidement, sans raison logique, la fièvre est tombée. Plus tard, avant de partir pour un séjour à l’hôpital dont elle ne reviendrait jamais, Rose-Yvonne a dit à son fils de ne jamais oublier son petit frère André. C’est à lui qu’il a parlé, à l’hôpital, le 14 octobre 1966. C’est à lui qu’il parlait depuis, tous les jours.
Toujours est-il que…
Ce simple mot, cette question, « pourquoi », nous hante tous pour diverses raisons. La réponse, lorsqu’il y en a une, ne vient que plus tard, lorsqu’on analyse un passé qui n’était à l’époque qu’un futur incertain.
Papa devait aller à la béatification du frère André, à Rome, le 23 mai 1982. Il en parlait depuis longtemps. À la place, il s’est retrouvé à l’hôpital, opéré d’urgence, ironiquement, pour… une crise de foie! Bien connu, il avait beaucoup de visiteurs, alors que son voisin de chambre, un prêtre qu’il connaissait bien, n’en avait jamais. Lorsque papa est sorti, l’abbé Bergeron lui a fait promettre de lui ramener… des kleenex. Comme si ça manquait dans un hôpital.
Combien de fois papa a-t-il parcouru les quelques mètres qui séparaient l’église de l’hôpital, chaque soir, après une autre messe où il espérait avoir la réponse à son « pourquoi », pour aller porter les kleenex à son ami? Longtemps, il n’y est pas arrivé. Un soir, il a réussi. L’abbé Bergeron l’a remercié, puis lui a demandé de revenir, et de lui apporter de la lecture… Misère.
De retour à la maison, stressé, il demandait à son amour Réjeanne de lui jouer du piano. C’était à peu près la seule chose qui l’apaisait. Maman aussi avait vécu le drame. Sa musique les connectait dans leur souffrance, mais créait aussi un immense réconfort.
D’une visite à l’autre, papa remarquait que son ami n’était pas le seul à ne pas recevoir de visiteurs. Un soir, il entrevoit une connaissance dans une autre chambre. Il entre, pique une jasette, mais surtout écoute, et repart avec une espèce de baume au cœur. C’était le début. D’une visite à l’autre, il a commencé à faire le tour des chambres. Les infirmières et médecins lui recommandaient même des patients qui ne filaient pas bien. À tous, il distribuait une belle parole, une image et une médaille du frère André, mais surtout il les écoutait.
La révélation
En 1997, 44 personnes âgées sont décédées dans le terrible accident d’autobus des Éboulements. Les victimes et leurs familles, la plupart de la Beauce, avaient été dirigées vers l’hôpital de La Malbaie. Papa s’y est vite rendu, sachant qu’il pourrait aider, même s’il ne savait pas comment. Durant de longues heures, il a tendu l’oreille, a apporté du réconfort à des inconnus sous le choc.
Puis, est arrivé un grand gaillard baraqué qui voulait voir son père, mort dans l’accident. « Je ne pouvais pas le laisser passer. Son père, il ne l’aurait pas reconnu », me racontait papa. Du haut de ses cinq pieds cinq, il s’est braqué devant, lui bloquant l’accès à l’urgence transformée en morgue collective. « Laissez-moi passer, vous ne savez pas ce que nous vivons! »
À ce moment précis, une longue sueur froide a traversé le dos de mon père. Devant le coin maudit de l’urgence, il a haussé la voix, et s’est adressé aux dizaines de personnes présentes. « Vous pensez que je ne comprends pas ce que vous vivez, mais il y a exactement 31 ans, ma petite fille de cinq ans décédait dans un autobus scolaire. » L’horloge marquait minuit une. Nous étions… le 14 octobre.
Quelques années plus tard, en 2010, avec mon père et mon frère, nous montions dans un avion pour nous rendre à Rome la canonisation du frère André. C’était aussi un 14 octobre. Le joueur de tours avait semé des indices, des signes, que papa décodait lentement….
Je me souviens que le jour de la canonisation, au Vatican, j’ai regardé mon père et mon frère Steeve, et pour une rare fois, j’ai senti que j’étais à la bonne place, au bon moment, avec les personnes qui comptaient le plus dans ma vie. Maman était avec nous en pensée. Je me suis senti en paix. C’est bon de se sentir en paix.
La réponse
Après des décennies à réconforter les malades, papa a trouvé la réponse à sa question, attribuant le drame qu’il avait vécu au destin. « Le 14 octobre. Le départ de ma petite fille, c’était la clé. Ma mission dans la vie était d’apaiser les souffrances des malades. Or, il fallait que je souffre pour comprendre la souffrance des autres. Ce sont les malades qui m’ont donné la force de continuer. » Cette réponse prend d’autant plus de sens, considérant que le frère André qu’il a tant vénéré est le saint patron… des aidants naturels!
Lorsqu’on lui parlait de nos problèmes, papa disait toujours qu’il y avait pire. Parce qu’aucun n’était plus important que le drame qu’il avait vécu. « Mets ça dans les mains du frère André, pis occupe-toi-z-en plus ». J’étais tellement habitué à cette réplique. En écrivant ces lignes, je me rends compte que c’est ce que j’ai toujours fait, sans lui dire, par orgueil évidemment. Mais ça marchait toujours. Et il le savait. Vous n’êtes pas obligés d’y croire. Essayez-le, tout simplement.
« Le frère André est un joueur de tours », disait toujours mon père. Il nous en a joué tout un. Papa avait fait brûler un lampion à l’église en mémoire du saint frère André, du 19 au 25 janvier. Sa flamme s’est éteinte la même journée que lui.
C’est la première fois que je parle de mon père au passé. C’est la première fois que j’écris une chronique en pleurant.