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Le temps de la colère

Photo : Sebastiaan Stam, Unsplash

Je viens d’un autre temps. Pas si lointain, juste assez pour me rappeler la lenteur. Dans mon temps, le téléphone était roi et maître des communications. On écrivait encore des lettres, mais on ne comprenait déjà plus comment nos grands-parents avaient pu vivre sans électricité. Les chevaux avaient déserté les rues depuis pas si longtemps que ça ; l’aiguiseur de couteaux, le guenillou, le boulanger, le laitier et Monsieur Cornet passaient encore à nos portes.

Je suis d’un temps qui a vu le rythme de la vie s’accélérer chaque jour. L’image est banale, mais de l’électrification des campagnes au 5G par satellite, mon temps en est un de warp zones à répétition. Une warp zone, c’est un passage secret entre deux mondes. J’ai eu l’impression d’en traverser quelques-unes au cours de ma vie.

Chaque fois, ça allait en accélérant. C’est particulièrement vrai pour les communications. De la machine à écrire à l’intelligence artificielle, le temps requis pour partager ses idées a fondu comme neige au soleil. Plus vite, toujours plus vite. Et le temps de réflexion requis pour aligner ses idées avant de les partager a été ratatiné d’autant.

Comme Gilles Latulippe, nos grilles de communication ont adopté le style « une ligne, un punch ». La mort récente de Charlie Kirk en est un exemple éloquent. L’événement venait à peine de se produire qu’il était déjà sur tous les écrans. À peine sur les écrans, les théories ont fusé de partout, même du bureau présidentiel. Il faut faire vite, avant qu’un autre quidam nous vole le punch. L’autoroute de la désinformation n’a pas de limite de vitesse. Réfléchir avant de déblatérer ? Tu veux rire ? On va rater des clics !

Et les répliques sont à l’avenant… La colère, le mépris, le ridicule. La colère surtout, pour tout, tout le temps. On est en colère contre les vélos et contre les autos. Contre les drag queens et contre les curés. On est en colère contre les impôts et contre les abris fiscaux. Contre les prières de rue et contre les transgenres. On est en colère contre les camionneurs et contre les piétons. Contre les rednecks et contre les wokes. Contre les nids de poule et contre les cônes orange. Contre les problèmes, et contre les solutions.

En colère, surtout, contre l’Autre. Peu importe dans quel camp, la colère mur à mur, jamais de nuances. Avec ou contre nous. Pas de compromis, pas d’écoute, l’invective comme argumentaire, et la mauvaise foi comme garantie de solidarité de caste.

Et la colère enfle. On frôle l’apoplexie pour un parc éponge ou un sens unique. On monte aux barricades contre Greta Thunberg ou contre une vague Karen voleuse de balle de baseball.

Chez nos voisins du Sud, cette colère est généralisée au point où la classe dirigeante en est devenue le reflet. Le chef de ces États-Désunis carbure à la colère, à la rancune et à la vengeance. C’est contagieux. Il est un excellent architecte de la division sociale. Riches contre pauvres, blancs contre n’importe quelle autre couleur, chrétiens contre n’importe quelle autre religion.

Et il nous contamine. Alors qu’on pourrait encore se croire un peuple pacifique, les voix de la discorde prennent de plus en plus de place sur nos tribunes publiques, alimentées par des fouteurs de haine qui préfèrent trouver un ennemi plutôt que de bâtir une communauté. Ces voix-là crient fort, et leurs échos résonnent dans le peuple déjà ébranlé par des inégalités économiques qui paraissent incontrôlables.

Et quand je m’arrête pour y penser un peu, je constate que les seuls qui ne sont pas en colère, ce sont les actionnaires des réseaux sociaux. M’sieur Meta, m’sieur X, m’sieur TikTok et les autres récoltent en dollars la haine que leurs algorithmes sèment allègrement. Et nous, étourdis par le tourbillon qui spinne autour de nous, on suit le mouvement. On se laisse prendre dans le fil gluant des commentaires clivants.

Le reflet de tous

Guy Rocher est décédé il y a quelques semaines. En une décennie, ce gars-là et ses collègues ont rédigé et implanté la Loi 101, inventé et implanté les cégeps. Pour réaliser ça, il fallait être porté par la confiance, guidé par une vision de l’avenir sous le signe de la communauté, déterminé à inclure tout le monde dans le cercle de la société québécoise. C’est admirable, mais en serions-nous encore capables aujourd’hui ?

Les défis que nous avons à surmonter à l’aube de la révolution climatique sont au moins aussi importants que ceux de la Révolution tranquille. Ils concernent huit milliards d’individus. L’énergie que nous gaspillons à démolir quiconque ne pense pas comme nous alimente le feu qui nous brûlera tous.

Nos leaders ne sont pas surgis du néant. Nos députés, nos ministres ont suivi des cours sur les mêmes bancs d’école que tout le monde. Ils ont grandi dans la même société. S’ils sont avides de divisions et de batailles partisanes, c’est probablement que nous le sommes aussi.

Ces comportements démontrent à leur face même (comme disent les avocats) que nous ne sommes pas l’aboutissement de l’évolution. Nous sommes l’évolution, et nous ne sommes pas finis d’inventer. Incapables de dépasser le besoin primaire de dominer le monde. Nous ne dominons rien. Chacun seul dans son coin, derrière l’écran anonyme, nous ne sommes pas de taille devant les forêts qui brûlent, devant les ouragans qui soufflent, devant la sécheresse qui ratatine notre garde-manger collectif.

Nous faisons partie de l’écosystème, nous n’en sommes pas les maîtres, loin de là. Depuis des millénaires, la plupart de nos dieux nous affirment le contraire, renforçant l’idée qu’il doit y avoir un béni et un maudit, un riche et un pauvre, un gagnant et un perdant. Sommes-nous obligés d’en rester là ?

Je suis née en un temps où nous avons cru possible de rêver autrement. Changer le monde, rêver, aimer en paix. On a voulu y voir le signe de l’évolution vers des jours meilleurs, le signe que l’espèce humaine pouvait vivre mieux, plus harmonieusement.

Eh ben.