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Souriez, vous serez oubliés

Photo : Marc Larouche

« Mon Dieu, c’est presque péché d’avoir l’air fou de même ! » Raymonde Girard, la main sur la bouche, éclatait d’un rire contagieux. Elle venait régulièrement chez mes parents, le dimanche soir. Et quand l’émission Les Beaux dimanches n’était pas à son goût, ma mère Réjeanne, qui détestait les silences, sortait les albums photos. L’activité paraît banale, mais si je vous en parle une cinquantaine d’années plus tard, c’est que visiblement, quelque chose m’a marqué. C’était le temps de vivre, de rire, de se rappeler.

À cette époque, les photos, c’était sérieux. Il y avait des 12, 24 ou 36 poses. Et comme il fallait payer pour chaque photo développée, on économisait. Puis, on attendait, fébriles, le retour du film développé de la pharmacie. Et ce n’est que là, quelques jours, semaines ou mois plus tard — parce qu’on avait égaré le film — que l’on constatait que la seule photo prise avec le homard géant de Shediac était floue, que tante Thérèse avait les yeux fermés, et qu’un quart du total montrait… des planchers. Mais on les gardait pareil. Elles faisaient partie de l’histoire.

Aujourd’hui, on efface et on recommence. On annihile une partie de notre vie, fût-elle un plancher flou et anonyme. On clique sur tout, tout le temps. On ne photographie plus pour voir, on photographie pour montrer. Aussitôt prise, aussitôt publiée, aussitôt oubliée. On assiste à des spectacles qu’on ne regarde pas, trop occupés à immortaliser « ze moment » qu’on n’aura pas vraiment vécu. Et ces photos s’entassent dans un nuage pour devenir du compost numérique, d’où en pousseront d’autres tout aussi inutiles. Google photo me l’a dit. J’en ai 96 312. De quoi occuper ma retraite.

Savez-vous ce que contiennent vos albums de clichés numériques des dernières années ? On en a tous des comiques, des ratés, des belles aussi. Mais puisque le rituel de les regarder a disparu, on oublie. On avance en oubliant. Des zombies.

Toujours est-il que…

Si je vous parle de cela, c’est que je me suis fait prendre récemment. J’ai assisté aux funérailles populaires du grand écrivain Victor-Lévy Beaulieu. Dans les années 90, j’allais souvent chez lui. Je repartais avec une entrevue pour Le Soleil et un pot de son fameux ketchup aux tomates vertes. J’avais oublié. Pourtant, Dieu qu’il était bon.

Avant la cérémonie, j’ai montré à sa fille Mélanie un reportage tourné avec lui pour Météomédia. Puis, j’ai eu l’idée de lui faire cadeau de l’ensemble des photos prises de son père au fil des ans. Et là, Google m’a ressorti des pans entiers de vie enfouis : des visages d’amis perdus de vue, des voyages, des lieux idylliques qui m’ont marqué et que j’avais oubliés. J’ai souri, de longs moments. Un passé oublié m’a permis de vivre à plein le moment présent. C’est tout dire !

Il n’y a pas si longtemps, regarder un album photo, c’était une activité. Pas une perte de temps. La vie nous mène dans un bateau que nous contrôlons de moins en moins parce que nous n’en sommes pas le capitaine, même si on en a l’impression parce qu’on travaille en pantoufles. Est-ce que l’angoisse d’un futur incertain est plus grande parce qu’on a oublié son passé ? On oublie qu’on a vécu. Qu’on a traversé des beaux moments, relevé des défis et passé au travers d’épreuves difficiles.

Puis, lorsque consciemment ou non on fait une petite place à l’instant présent en regardant des photos du passé, le petit sourire dont notre visage s’affuble, on le garde toute la journée.

Dis, Marie Claude, tu viens quand chez moi regarder des photos ?