Un Noël entre tous reste pour moi inoubliable.
Ce matin de Noël 1978, je me berçais devant le poêle à bois, mon bébé de cinq mois dans les bras, en écoutant Mahalia Jackson chanter « Silent Night » de sa voix immense, venue des confins de l’univers.
Dans le silence de ma maison de ferme, perdue dans la blancheur de la neige s’étendant jusque dans le fleuve gelé, loin du grand tintamarre qu’est devenue cette fête avec l’aisance et l’abondance de notre temps, cet enfant heureux et chaud qui dormait dans mes bras devenait soudain le centre de l’univers et le sens de toutes les Nativités de la terre.
Chaque enfant qui naît est un espoir pour le monde, un recommencement du monde, une reprise de la vie à la source, un Big Bang qui recrée l’univers et sa folle expansion. Ce petit homme me révélait subtilement le secret de l’Univers. Au seuil de la nuit, au cœur de l’hiver, loin de la ville, loin du confort moderne, avec comme musique de fond le chant de la bouilloire, comme décor l’hiver blanc à perte de vue, comme présence la chaleur rassurante des animaux dormant tout près dans la vieille étable, comme certitude sa mère qui se lèverait bientôt pour le nourrir de son lait, j’entrevoyais étonné le mystère premier. L’univers est naissance perpétuelle, procréation continue. L’enfant et l’univers ne font qu’un. L’occupation première de la vie est de se reproduire, en vagues successives, à la fois semblable et dissemblable. Tout le reste n’est que déploiement, égarement ou divertissement.
Les peuples primitifs, les Inuits, les Innus vénèrent les enfants, comme une épiphanie de la vie et de la divinité. Le nouveau venu, inconnu, à qui il faut donner un nom et une communauté. Les enfants sont chez eux le centre de la communauté parce qu’ils sont porteurs de la vie, comme ceux qui protégeaient autrefois le feu. Les grands ne cherchent pas à dominer les petits : ils se plaisent à les voir vivre et à leur permettre de vivre.
Dans notre monde d’argent, de travail et de performance, nous oublions de faire des enfants, ou nous les faisons pour nous, et ceux que nous faisons sont trop souvent des jouets ou des trophées qu’on a vite fait de remiser pour reprendre la tâche. Pressés d’en faire des génies, nous oublions de les regarder vivre. Et le feu sacré de la vie s’éteint au cœur des communautés. Et les communautés vieillissent et se fractionnent en autant d’individus qui n’aspirent plus à l’immortalité. Coupés de la nature, nous avons perdu le chemin, oublié l’origine, nous avons perdu le sens.
L’enfant Jésus est vidé de sa divinité et réduit à une légende. Les enfants sont de plus en plus rares, uniques, gâtés, déracinés, médicamentés, socialisés et précocement adultes dans un monde affairé. Dans une planète malade, les jeunes hésitent à faire des enfants ou les font faire par d’autres. La fertilité, celle des hommes en particulier, est minée par l’omniprésence des produits chimiques, particulièrement les perturbateurs endocriniens. Les familles, elles aussi, sont minées par l’obsession du travail, dispersées, réduites, brisées ou recomposées. Et pendant que nous peinons à nous reproduire et que nous dépensons des millions pour sauver des bébés prématurés ou atteints de graves complications, des millions d’enfants meurent de faim ou avant d’atteindre un an — une centaine par mille naissances en Afrique, en Inde, en Afghanistan, contre quatre chez nous.
Bienheureux ceux qui berceront leur enfant le matin de Noël et qui verront soudain en lui la lumière qui illumine le monde.
« Ils se prosternèrent et l’adorèrent, puis lui offrirent en cadeau l’or, l’encens et la myrrhe ».