L’autre soir, à la télé, le ministre de la Santé Christian Dubé déchirait sa chemise : « Mais où va-t-on trouver les budgets nécessaires pour redresser le système de santé? » Du haut de ma clôture, je m’apprête à jeter un pavé dans la mare où s’engloutit le budget du ministre. N’ayez crainte, mon pavé est tout petit, et ne risque pas de provoquer un raz-de-marée. Tout au plus laissera-t-il quelques rides à la surface, qui disparaîtront rapidement tant la mare est profonde.
Depuis que le monde est monde, on a eu tendance à sacraliser celui ou celle qui soigne. Chaman, sorcière, apothicaire ou neurochirurgienne, le détenteur du secret des potions et des gestes qui guérissent est vénéré, vaguement craint… et généreusement récompensé pour ses services.
C’est normal. Acquérir la science de la guérison demande un long apprentissage, et les bienfaits que la population en retire méritent une juste rétribution. Surtout au XXIe siècle, alors que les connaissances en médecine ont été décuplées depuis l’Antiquité. Les praticiens d’aujourd’hui sont des puits de science, ont consacré leur jeunesse à le devenir, et font preuve de dévouement pour appliquer leur savoir du mieux qu’ils peuvent dans le système qui est le nôtre.
Un système qui leur accorde un statut quasi divin, jalousement gardé par leur ordre professionnel, le Collège des médecins, qui s’assure d’avoir l’oreille du ministre toujours à portée de lobby.
Un statut bien particulier
Ce statut, c’est celui de travailleur autonome. Selon la Fédération des médecins spécialistes du Québec (FMSQ), ce statut leur permet de « préserver leur autonomie professionnelle […], de pouvoir émettre librement leur jugement professionnel […] de façon indépendante et sans interférences externes. » Il leur impose aussi, s’ils décident de travailler en cabinet, de payer les locaux et les frais afférents, avantages sociaux et salaires des employés, assurances, etc.
En étant une moi-même depuis toujours, je puis vous assurer qu’il en est de même pour tous les travailleurs autonomes.
Là où les règles du jeu changent pour les médecins, spécialistes ou non, c’est dans la rémunération. Voyez-vous, comme travailleuse autonome, si je m’avisais d’avoir un seul client, le fisc aurait tôt fait de me rappeler à l’ordre : un seul client, c’est un employeur, chère madame, vous êtes donc de facto salariée. Monsieur le ministre du Revenu exigerait dès lors que mon client unique et moi lui remettions avec diligence les cotisations reliées à l’emploi : rentes, assurance-emploi, CNESST, alouette. Et adieu les déductions pour mes dépenses de bureau.
Le médecin n’a qu’un client, l’État. Il n’est pas travailleur autonome, il est de facto un salarié. Mais par le miracle du lobbying, et de sa position quasi divine dans l’imaginaire collectif, il a réussi à se négocier des conditions que je n’oserais jamais exiger de mes clients. Il est rémunéré à l’acte. Ça signifie que lorsque vous entrez dans le cabinet de votre médecin de famille [chanceux, vous en avez un], celui-ci est rémunéré. Et il reçoit un montant supplémentaire s’il procède à un examen gynécologique, par exemple, ou s’il fait une radiographie.
Pour recevoir sa rémunération, le médecin doit remplir un formulaire chaque fois qu’il traite un dossier. Le guide de facturation des médecins spécialistes compte 81 pages qui décrivent en détail les subtilités de l’entente qui le lie au gouvernement, son employeur. L’âge du patient, le lieu où le service est rendu, la complexité des cas sont autant de variables qui changent le montant de la facture.
On a même appris récemment qu’un examen — une biopsie, par exemple — effectué sur une femme coûte moins cher que s’il est réalisé sur un homme. Les féministes ont hurlé au scandale. Je pense que le scandale est ailleurs.
Travailleur de la santé
J’essaie d’imaginer le temps affolant perdu par les médecins à cocher des petites cases, à retracer les codes liés aux mille et un actes de la profession, le nombre ahurissant de fonctionnaires nécessaires pour gérer les erreurs administratives inévitablement générées par un bidule aussi complexe.
Je suggère de redonner aux médecins le statut qui est réellement le leur : celui d’employé de l’État, au même titre que les autres travailleurs de la santé. Un employé avec un salaire versé en fonction des heures travaillées, peu importe comment ces heures ont été employées. Moins de petites cases, moins de paperasse, plus de temps pour faire ce que la population attend d’un médecin : soigner les gens.
Que ce salaire soit à la hauteur des études nécessaires à la profession, j’en suis. Mon problème n’est pas que les médecins soient bien payés, c’est qu’ils soient payés mille fois par jour pour des actes qui relèvent de leur métier. L’ébéniste ne facture pas chaque coup de marteau qu’il donne, la coiffeuse chaque coup de ciseau, l’enseignante chaque page tournée.
J’ai un immense respect pour le travail des médecins, qui font des miracles plus souvent qu’à leur tour. Mais il est temps de retirer à cette profession l’auréole divine qui lui a permis de négocier des conditions de travail absurdes, avaleuses de temps et d’argent.
Si ça peut aider monsieur le ministre à ménager sa chemise…