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Le typographe chroniqueur

Les écrits du chroniqueur typographe auront marqué une époque. Photo : Hannes Wolf, Unsplash

On a annoncé durant les vacances le décès de Pierre Foglia, journaliste et chroniqueur au journal La Presse durant plus de 40 ans. Retraité depuis 2015, il restera dans les mémoires comme un grand raconteur, amoureux de l’écrit, et comme le témoin rigoureux de son époque. En ces temps où les réseaux sociaux autorisent les plus écervelés à pontifier sur tout et sur rien, cette chronique est un hommage à un homme qui prenait le temps de peser ses mots.

J’étais vraiment jeune, sept ou huit ans peut-être. Mon père était abonné au Journal de Montréal, et j’y ai découvert André Rufiange. Ce fut mon premier chroniqueur. Je ne comprenais pas tout, mais j’aimais beaucoup. Plus tard, mon père a viré capot et s’est abonné à La Presse. Tout naturellement, j’ai cherché l’équivalent de Rufiange dans ce nouveau journal beaucoup plus costaud, et qui me faisait un peu peur. J’y ai trouvé ce journaliste hybride, qui entre deux comptes-rendus sportifs se permettait des digressions sur la vie, mon vieux.

C’est là que j’ai compris qu’elle — la vie — n’est pas segmentée comme les cahiers d’un quotidien. Que dans le sport, il y a la société ; que la vraie vie est dans le quotidien ; que les « étrangers » nous ressemblent drôlement ; et que oui, vraiment, toutte est dans toutte.

Je suis devenue accro à la vision des choses de cet Italo-Québécois. J’attendais avec impatience ses chroniques un peu baveuses, légères seulement en apparence, profondément ancrées dans ce que nous sommes, et qui savaient me montrer ce qui se cache sous la surface.

Parfois, il jugeait que sa prose ne valait pas un clou. Il appelait ses patrons, et la page A5 restait vide de sa présence ce jour-là. Ma journée en était un peu plus grise, et je lui en voulais pour le lapin qu’il me posait.

Un jour, je suis partie pour le Doux pays. C’était avant les quotidiens en ligne, et je n’avais pas les moyens de m’abonner à La Presse. Mon père, celui qui m’a transmis l’amour des mots, a su tout de suite que Foglia me manquerait. Il s’est mis à découper ses chroniques. Au printemps, quand les sorbiers fleurissent, il venait faire un tour à Saint-Pacôme, avec dans ses bagages six mois de Foglia à savourer. Au Jour de l’An, c’est moi qui lui rendais visite, et je récupérais une autre enveloppe pleine de feuillets.

Deux ou trois chroniques par semaine, plus les spéciaux « Tour de France » ou « guerre du Golfe », j’en avais pour plusieurs jours de binge reading, avant même que le terme existe. J’ai ainsi eu le privilège de lire Foglia sous forme de recueil, alors qu’il a toujours refusé (sauf une fois, parce que le vélo…) d’en publier un, nananère.

Typo, vélo et mirabelles

Le vrai métier de Pierre Foglia, c’est celui de typographe. Les plus jeunes ne savent pas ce que c’est, mais disons qu’avant la technologie, c’était l’art de transposer les écrits sous une forme imprimable. Une lettre, puis une autre, patiemment alignées dans le composteur (rien à voir avec la biométhanisation !), reliées en galées, enserrées dans le châssis avant d’aller aux presses… juste le vocabulaire fait rêver.

C’est un métier lent, qui exige de la minutie, de la concentration, de la rigueur. C’est aussi un métier mort, tué par la modernité et par la productivité, qui est tellement mieux, n’est-ce pas.

Typographie, vélo, confiture de mirabelles, des chats par dizaines, les plaisirs de Foglia se situaient toujours au ras des pâquerettes. C’est là, à hauteur d’humain, qu’il se trouvait le plus à l’aise pour observer le monde et débusquer l’essentiel sous le show de boucane. En le lisant, j’ai appris que le vrai n’est pas dans les grands titres ni dans les éditions spéciales. Il est dans le quotidien où grandissent les enfants. Et que la confiture de mirabelles est plus importante pour la paix universelle que les grands discours.

Foglia savait décoder le monde, en lui parlant, simplement. Il jasait avec les gens ordinaires partout où il allait, et ces conversations éclairaient les enjeux mondiaux opaques souvent mieux que mille analyses savantes.

Quand ses patrons l’envoyaient couvrir la guerre des cartels en Colombie, il ne manquait pas de souligner que sous sa fenêtre, « le trafic est heavy, les trottoirs débordent d’employés cravatés et de petites madames en tailleur qui se hâtent vers leur bureau, il y a deux chiens qui baisent sur la place des Periodistas, et là, juste en bas, une vieille qui tire un âne au bout d’une corde traverse la rue entre deux taxis jaunes. »

Il était le contraire de l’intelligence artificielle, qui régurgite ce qu’elle a appris sans rien y comprendre. Il était l’intelligence naturelle, modeste, curieuse de l’autre, capable d’aller au-delà des apparences avec rigueur, honnêteté, et une tonne de mauvaise foi tout italienne.

Tout simplement merci

Depuis l’annonce de sa mort, la médiasphère croule sous les hommages. « Tu ne seras jamais oublié ! » « Tu es immortel ! » C’est faux, bien sûr. Déjà, les plus jeunes ne savent plus qui est ce Foglia — qu’il faut prononcer Folia pour avoir l’air branché — que les vieux encensent depuis deux semaines.

L’homme, on l’oubliera. Mais dans ma tête, les synapses continueront de suivre une route qu’ils n’auraient peut-être jamais tracée si je n’avais pas lu ses chroniques. Je lui laisserai donc le mot de la fin, parce que je lui dois aussi mon amour pour la philosophie…

« Je crois profondément que l’avenir de l’humanité se joue, chaque jour, dans la classe d’un prof de philo qui donne un cours sur le libre arbitre à de futurs plombiers, de futurs flics, coiffeuses, infirmiers, informaticiennes et vendeurs de chars usagés. » (Pierre Foglia, 1940-2025)