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Abracadabra

J’ai 19 ans. Assis avec un ami devant un agent de voyage qui s’éternise au téléphone dans une conversation sans intérêt pour nous, je regarde sans cesse mes mains. J’ai 1400 $ en coupures de 20 $. Je ne me souviens plus combien de fois je me suis dit, en regardant la liasse, que je devrais partir en courant. C’était beaucoup d’argent, d’autant plus que, pour un voyage, « c’était de la gaspille », disait mon père.

Je m’apprêtais à faire mon second voyage. Cette fois au Venezuela. On y frisait alors la guerre civile. Bof, ça ne nous intéressait pas. Quelques mois plus tôt, c’était New York avec un groupe universitaire, même si j’étais au cégep. J’ai toujours été un peu précoce… Depuis, je brûle du gaz d’avion. Mais revenons à ma liasse.

En regardant l’argent dans mes mains, je voyais que c’était beaucoup, beaucoup, beaucoup. Aujourd’hui, l’une des raisons pour lesquelles on ne connaît plus la valeur de l’argent, c’est qu’on ne le voit plus. On le clique. Qu’il s’agisse de 10 $ ou de 3000 $, c’est le même clic, de la même manière, avec le même mot de passe.

Récemment, j’ai acheté un billet pour aller voir le spectacle de Lady Gaga. Le prix demandé était indécent. Vraiment indécent. Trop ? Ça dépend de votre désir de voir ladite chanteuse. Dans mon jeune temps, j’ai déjà demandé un prêt en consolidation de dettes pour moins que ça. Mais là… il suffisait de cliquer.

Si j’avais été assis en face de Lady Gaga, avec le prix du billet en billets de 20 $, j’y aurais pensé à deux fois. En fait, j’y ai pensé à deux fois, à autant de reprises d’ailleurs. Mais pendant le temps que je prenais pour réfléchir, le billet que j’avais choisi n’était plus disponible, ou son prix avait déjà grimpé. Ils appellent ça la tarification dynamique. Plus la demande est grande, plus le prix monte. Jésus aurait sans doute chassé du temple à grands coups de sandales ces vendeurs sans scrupule. Et le prix du billet représentait presque deux mois d’hypothèque. Mais devant mon écran, bah, j’ai juste eu à cliquer et à aller prendre une marche. Ce qui fut dit fut fait.

On dira ce qu’on voudra, la société de consommation ne nous aide pas à réfléchir à notre relation avec l’argent. Il n’y a pas si longtemps, les déficits et dettes publiques semblaient garder un niveau « acceptable », où l’on pouvait vaguement apercevoir une mince lueur au bout du tunnel. Aujourd’hui, imaginez que la seule dette du Canada est rendue à 549,2 milliards $. Imaginez. 549 milliards $. Aussi bien en rire. Je n’en verrai jamais le bout et vous non plus. L’humoriste Daniel Lemire disait avec raison que l’on devrait tout fermer ça et repartir sous un autre nom. Alors lorsqu’on me parle de finances publiques saines… ce n’est rien de plus pour moi que l’arbre qui cache la forêt.

Et comme notre société économique mise toujours sur une croissance infinie au détriment du reste — souvent plus important, comme l’environnement et les changements climatiques —, il n’y aura bientôt plus d’arbres pour que l’argent pousse dedans. Ils seront tous morts d’avoir eu trop chaud.

Ma mère disait qu’elle n’avait jamais vu un coffre-fort suivre un corbillard. Alors comme on ne contrôle plus rien, et que ça n’a pas l’air de déranger nos dirigeants qui, rendu à ce point, ne peuvent rien faire d’autre que de tenter de nous rassurer maladroitement, aussi bien jouer le jeu et en profiter.

Désormais, l’argent apparaît et disparaît en un clic, comme par magie. L’un des grands succès de Lady Gaga ne s’appelle-t-il pas Abracadabra ?