Un des tournants majeurs dans l’histoire humaine est survenu quand on a compris comment recueillir les graines des plantes nourricières pour les replanter la saison suivante, et ainsi sécuriser l’approvisionnement alimentaire du clan. L’agriculture. Il fallait être humain pour y penser, il y a de quoi être fier.
Et puis, il s’est passé une drôle de chose. Pour nourrir le clan, il fallait une partie du clan aux champs. Les autres disposaient maintenant de temps libre. Ils l’ont utilisé entre autres pour organiser des systèmes pour échanger les produits agricoles en fonction de la demande.
Les fondations du commerce mondial sont nées en même temps que l’agriculture. Le troc, puis la monnaie, puis la spéculation, les humains ont fait preuve de beaucoup d’ingéniosité à ce niveau.
Mais quelle est donc cette manie de mettre un prix sur tout ? Quand j’avais une dizaine d’années, je m’imaginais qu’un monde sans argent était possible, où chacun consacrerait sa vie à faire fructifier son talent au service de la communauté. Soyez indulgent. J’avais dix ans, et j’étais nourrie à la mamelle catholique.
Quelques décennies plus tard, j’ai la naïveté un peu plus lucide, j’ai bien compris que l’argent mène le monde — pas besoin de me l’expliquer encore, merci. Mais je ne pardonne toujours pas aux humains de ne pas savoir dire « non, merci, j’en ai assez. Assez pour vivre sans aucun stress, assez pour être heureux. Vous voudriez m’en donner plus ? Donnez-le à ceux qui en ont besoin. Et n’allez pas le garder pour vous, hein ? Je vous surveille. »
Il manque une ligne de code dans notre programme génétique. La ligne « OK, assez ». J’exagère, elle existe, cette ligne de code, mais elle est aléatoirement distribuée, parce qu’elle vient avec une définition floue. C’est quoi ça, assez ? Mon assez est différent du vôtre, et le vôtre du leur. Et celui du voisin nous semble toujours plus alléchant, alors pourquoi se contenter de peu, si on peut avoir plus !
À l’échelle de huit milliards d’individus, cette soif d’avoir plus se traduit par de monstrueux écarts de richesse. Comment en sommes-nous arrivés à tolérer que « y en a qui ont toutte pis touttes les autres y ont rien », comme le chantait Desjardins ?
En fait, on le tolère très bien : regardez-nous aller. On spécule sur la force de travail, sur le blé, sur l’eau même, bientôt. Mais le fin du fin, c’est qu’on spécule sur… la spéculation. L’argent fabrique de l’argent qui fabrique de l’argent. Des fois le système implose, comme en 1929 ou en 2008, mais il renaît des décombres chaque fois. Et ceux qui ont tout continuent d’avoir plus de tout, pendant que les autres ont de moins en moins de rien.
Toujours plus
Cette avidité fait partie de nous. Toujours plus, plus haut, plus loin, telle est notre devise. Pourtant, je regarde tout ce qui vit autour de moi, et qui tourne en rond. Depuis les galaxies jusqu’au cœur des fleurs, on boucle la boucle, on échange des ions, on transfère la chaîne alimentaire en ne perdant rien au passage. Le déchet de l’un est le banquet de l’autre, pour que l’équilibre de l’ensemble profite à tous.
Mais pas nous. Nous, on grimpe l’échelle jusqu’aux confins de l’univers, en se fichant bien que nos déchets s’empilent derrière nous. Croissance infinie, toujours, vers les sommets pour les uns, vers l’abysse pour les autres. Pas de retour en arrière, sauf pour brûler nos vaisseaux une bonne fois pour toutes. Ils brûlent bien, d’ailleurs, regardez les Prairies, les Maritimes, et tous les continents sans distinction.
Mémé en a assez, merci.

