Jeudi, 13 avril. Je fais le tour de La Presse, pas pressée, presque blasée des nouvelles d’aujourd’hui qui ressemblent à celles d’hier. Un titre, pourtant, me fait dresser l’œil : Les profs de français veulent dépoussiérer les participes passés. Bon, une autre affaire.
Ce n’est pas d’hier qu’on se plaint de cette langue, la nôtre. Trop difficile, trop capricieuse, trop ci, trop ça. Et ce n’est pas d’hier que j’écris sur ce blogue pour dire que non, elle n’est pas trop. Qu’elle est belle, qu’elle sait faire chanter les idées comme pas une autre, et que si elle est difficile, c’est pour mieux nous éblouir devant les perles qu’elle sait faire naître au creux de sa coquille parfois rébarbative.
Ce jeudi-là, j’ai lâché le plus gros tab… nak de ma vie pourtant riche en imprécations diverses. Ceux qui se plaignaient n’étaient pas des élèves du primaire, tannés de tirer la langue devant les règles de grammaire; ce n’était pas non plus un regroupement de secrétaires épuisées devant la tâche titanesque de déchiffrer les notes du patron pour les rendre lisibles. Non, ce jour-là, la grogne provenait de l’Association des professeur. e. s de français (AQPF).
Déjà, notons l’usage de l’épicène « professeur. e. s » dans le nom de l’association. La contradiction mérite d’être soulignée : il est trop difficile d’accorder un participe passé, mais on peut alourdir la lecture en inventant des règles qui n’existent tout simplement pas dans notre langue trop genrée aux yeux des révolutionnaires. Passons.
Que veulent donc ces profs-là, qui trouvent notre langue poussiéreuse? Ils veulent tout simplement arrêter d’enseigner certaines règles du français à leurs élèves, parce que ça prend trop de temps! Que le reste de la planète francophone suive ces règles, que la littérature francophone mondiale soit écrite à partir de ces règles, que les médias francophones de partout suivent ces règles, on n’en a rien à cirer.
Nous, ici, huit petits millions de Québécois dans l’océan des trois cent vingt et un millions de locuteurs du français dans le monde, voudrions enseigner aux enfants comment ne pas utiliser les règles de notre langue commune, parce que c’est trop difficile.
Imaginez : selon Alexandra Pharand, vice-présidente de l’AQPF et professeure de français, un élève du secondaire va passer quatre-vingts heures à apprendre les participes passés! Scandale.
Petit parallèle musical
Pourtant, de nombreux enfants du primaire et du secondaire rêvent d’apprendre la musique. Pas seulement pour devenir riches et célèbres, mais souvent pour simplement s’exprimer avec une guitare, un violon, un piano, parce que ça libère en eux une parole et des émotions impossibles à exprimer en mots. Leurs parents, soucieux de l’épanouissement de leur progéniture, s’empressent de les inscrire à des cours de musique.
Commence alors un processus ardu, qui demandera des centaines d’heures d’apprentissage. Il faut apprendre les gammes, les mettre en pratique, maîtriser le solfège, synchroniser les mouvements, entraîner ses doigts, ses pieds, ses oreilles.
Demandez à n’importe quel parent d’un apprenti violoniste : ce n’est pas facile du tout, et c’est pénible pour l’entourage.
Pourtant, au terme de ces années d’apprentissage, et surtout de pratique, de pratique, de pratique, et encore de pratique, le musicien se libère de la technique, transcende la théorie, et les notes coulent comme du miel dans le cœur et dans les oreilles des auditeurs.
Ces années d’entraînement n’étaient pas inutiles, même si elles étaient fastidieuses, et même si l’apprenti s’est demandé mille fois à quoi ça peut ben servir de distinguer une gamme mineure harmonique d’une gamme pentatonique.
Ça sert à libérer la magie.
Et je n’ai pas encore lu de lettre ouverte dans les journaux pour réclamer d’éliminer les nuances dans les cours de musique, parce que tsé, on peut jouer en majeur tout le temps, c’est ben plus simple.
Le parallèle est un peu simpliste. Je sais, les accords des participes passés sont truffés d’exceptions dont on pourrait se passer. Et pourtant… Pourtant, Mme Pharand reconnaît que « c’est en forgeant qu’on devient forgeron » et que « si on veut que nos élèves soient habiles pour écrire, il faut les faire écrire tous les jours ».
Mais pas en faisant des dictées, non. Il faut « les mettre dans des situations d’écriture qu’ils vont pouvoir reproduire à l’extérieur des cours de français ». Traduit en musique, je suppose que ça veut dire qu’il faudrait faire jouer aux jeunes des pièces des Trois accords avant qu’ils sachent aligner trois notes.
Moi, je dis que pour apprendre, il faut pratiquer, évaluer, corriger et répéter. C’est valable pour le français, la musique, la plomberie, l’électronique, alouette! Qu’est-ce qu’une dictée, sinon les gammes qu’il faut maîtriser si on veut pouvoir créer?
Choisir un texte, l’écrire, le réviser, détecter les erreurs, les corriger en répétant la règle, c’est plate, c’est même parfois humiliant. Mais si le texte est beau comme un slam de David Goudreault, si la prof est enthousiaste devant cette beauté comme Pénélope devant un sociologue bulgare, si les efforts de l’élève sont appréciés par sa famille, et ses progrès récompensés par autant de joie que ses dessins d’enfant l’ont été malgré leur naïveté… vous ne pensez pas que ça vaut la peine de rager un peu devant les difficultés?
Tous les apprentis violonistes ne deviendront pas Yehudi Menuhin. Tous les élèves ne deviendront pas Marguerite Duras ni J. K. Rowling. La plupart seront comme tout le monde, des interprètes de salon, qui rédigeront seulement les mémos requis par le travail ou par les textos quotidiens. D’autres évolueront dans la langue française comme dans un band de garage, ravis de la maîtriser assez pour pouvoir jouer avec et que ça soit agréable à l’œil, mais insensibles à ses subtilités parce que ce n’est pas nécessaire à leurs yeux.
Une petite portion de concertistes va creuser le sujet, certains deviendront écrivains, réviseurs, professeurs. Quelques-uns tomberont amoureux fous, comme moi, et passeront des heures à fouiller pour trouver le mot juste, pour maîtriser en virtuoses la ponctuation, pour comprendre le bon usage de l’imparfait du subjonctif et l’importance de la concordance des temps. Et les plus zélés jongleront avec elle comme des acrobates, inventant des mots quand les trois cent mille qui existent déjà ne leur paraîtront plus suffisants.
Allez, un petit effort
Vous aurez compris que j’aime la langue française telle qu’elle est, avec ses exceptions, ses pièges, ses régionalismes, ses jouals, ses chiacs et ses créoles. J’ai appris à l’écrire avant toutes les réformes, au temps où les profs trouvaient normal que l’apprentissage soit difficile.
Peut-être bien qu’avec ses innombrables exceptions, notre langue mériterait d’être rationalisée. Mais nous sommes trois cent vingt et un millions de francophones sur cette belle boule bleue. Avant de révolutionner nos écrits, il faudrait peut-être voir ce que les autres en pensent.
Et surtout, il faudrait peut-être arrêter de penser que nous ne sommes pas capables de faire ce que des millions d’autres ont fait avant nous : apprendre.